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Dossier - La santé à l’école

Le rôle de l’école dans l’identification des élèves sous la catégorie TDAH au Québec et en Flandre

The role of the schools in identifying students with ADHD in Quebec and Flanders
El papel de la escuela en la identificación de los alumnos bajo la categoría «TDAH» en Quebec y Flandes
Marie-Christine Brault, Emma Degroote et Mieke Van Houtte
p. 119-128

Résumés

Le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) est fort prévalent durant l’enfance et l’école agit comme un catalyseur du recours au diagnostic et à la médication associée. Cet article fait la synthèse d’une étude comparative entre le Québec et la Flandre sur la question du rôle de l’école dans l’identification des élèves sous la catégorie TDAH. Les résultats reviennent sur les disparités spatiales dans la distribution du trouble et de son traitement pharmacologique, abordent trois cibles distinctes de la médicalisation associée au TDAH et concluent en abordant le rôle du triptyque école-santé-famille.

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Texte intégral

1Depuis l’entrée en vigueur de la scolarisation obligatoire, l’école et la santé publique ont tissé des liens étroits sur le plan de la valorisation de la santé des populations, notamment dans le partage des bonnes pratiques sanitaires, des saines habitudes de vie et de toute une panoplie d’autres comportements de santé. L’école est également mobilisée dans la prévention des difficultés et des vulnérabilités des enfants, qu’elles soient développementales, comportementales, antisociales, etc. Devenant davantage précoce et prédictive, cette prévention véhicule une vision déterministe des problèmes des enfants et repose presque exclusivement sur l’identification des facteurs de risque et de protection (Parazelli et al., 2021). Elle s’inscrit alors dans une rationalité biomédicale et c’est ici, à notre avis, que réside le danger pour l’école, qui accueille cette responsabilité, de tendre vers une dérive médicalisante.

La médicalisation à l’école

2La médicalisation est un processus collectif auquel participe une diversité d’acteurs œuvrant tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du champ psycho-médical (école, famille, médias, etc.), dans une série d’actions où un problème non médical en vient à être défini, compris, expliqué et traité à partir d’un cadre biomédical ou psychologique (Conrad, 2006 ; Morel, 2014). L’attribution d’un diagnostic psychiatrique et la prescription de médicaments ne sont qu’une des étapes de ce processus complexe qui débute avant et se poursuit après l’entrée dans le bureau du professionnel de la santé. La médicalisation durant l’enfance reflète les normes sociales et institutionnelles en vigueur et s’effectue par le biais des réactions des adultes à l’égard des comportements, attitudes et expériences des enfants. L’école est reconnue depuis plus de quarante ans comme un acteur important de la médicalisation et son rôle ne cesse de prendre de l’ampleur. D’une part, l’école est la seule institution qui réussit à rassembler tous les individus d’une même tranche d’âge en son sein. Sous cette relative « captivité », les enfants, du préscolaire au secondaire, ne peuvent que difficilement se soustraire aux comparaisons, ainsi qu’aux regards « bienveillants » des adultes (enseignants, chercheurs, médecins, etc.) pour qui la normalisation favorise l’adaptation et prévient les difficultés ultérieures. D’autre part, parce qu’elle formule certaines attentes comportementales, sociales et culturelles, l’école exige des comportements adaptés de la part des élèves, ce qui en retour, renforce presque naturellement l’identification des situations « anormales » chez les enfants et l’attribution de leur nature déviante (Brancaccio, 2000). Cette prise en charge psycho-biomédicale des problèmes des enfants favorise le recours aux étiquettes psychologiques, aux diagnostics psychiatriques, ainsi qu’aux traitements pharmacologiques. Malgré des bienfaits de ces pratiques pour certains enfants, leur famille et la société, la médicalisation durant l’enfance encourage l’individualisation des problèmes sociaux et par conséquent occulte les enjeux collectifs sous-jacents aux problèmes, en plus de faire gonfler les dépenses en santé et d’engorger l’accès aux services de première ligne. Chez les enfants, elle peut amener une (auto) stigmatisation, une consommation non nécessaire de médicaments, avec tous les effets secondaires qui leur sont reconnus, et peut contribuer à accentuer les déficits et les différences plutôt que de valoriser les forces.

Le cas du TDAH

3Le diagnostic de trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) est l’un des exemples les plus francs du processus de médicalisation durant l’enfance. Il est aussi l’un des plus discutés, et ce depuis le milieu des années 1970, alors que le sociologue américain Peter Conrad (2006) a fait de l’hyperactivité infantile le sujet de sa thèse doctorale.

4D’un point de vue biomédical, le TDAH est décrit comme un trouble neurodéveloppemental caractérisé par des manifestations inappropriées d’inattention, d’hyperactivité et d’impulsivité, dont le principal traitement est pharmacologique. Ce diagnostic est réputé être le plus prévalent chez les enfants, avec une prévalence mondiale oscillant entre 5 et 7 %. Toutefois, les pratiques d’évaluation clinique du TDAH et la domination des solutions pharmacologiques font l’objet de vives critiques, surtout depuis le début du xxie siècle où l’accroissement de la prévalence est constaté mondialement. De plus, les inégalités observées dans la distribution du trouble suggèrent la présence de faux diagnostics, voire de surdiagnostics et de sur-médication, qui sont des conséquences du phénomène de médicalisation. La situation québécoise, dévoilée depuis peu par la publication d’études épidémiologiques, laisse entrevoir un sérieux problème social de cet ordre. En 2017, près d’un quart (23 %) des adolescents québécois rapportaient avoir reçu un diagnostic de TDAH et trois fois plus de jeunes prenaient des médicaments associés au TDAH, comparativement à leurs homologues canadiens (INESSS, 2017 ; Diallo et al., 2019). Cette situation alarmante a été dénoncée par un groupe de pédiatres, ce qui a mené à la tenue d’une commission parlementaire sur le sujet à l’automne 2019.

5La sociologie a depuis longtemps identifié l’école comme le catalyseur du diagnostic de TDAH et de sa médication. C’est lors du passage à l’école élémentaire que les risques d’obtenir le diagnostic et une prescription de médicaments associés augmentent. Cette situation est sans aucun doute tributaire notamment de l’importance de la scolarisation pour le futur des jeunes et leur famille, de la gestion scolaire axée sur les résultats, de la culture de performance, de la rigidité des cursus scolaires et du rôle de prévention de l’école (Brancaccio, 2000 ; Parazelli et al., 2021). Malgré tout, peu d’études ont porté sur les logiques enseignantes soutenant ce recours à la médicalisation. Cette connaissance pourrait contribuer à mieux comprendre la situation québécoise. Pour cette raison, nous avons mené une étude sur le rôle de l’école dans l’identification des enfants sous la catégorie TDAH. Cette étude comprenait aussi un volet comparatif entre le Québec (Canada) et la Flandre (Belgique), afin de vérifier les différences de prévalences, réputées larges, entre l’Amérique du Nord et l’Europe ; ensuite d’étudier des systèmes scolaires différents qui éclaireraient sur les processus scolaires associés à la médicalisation.

Brèves considérations méthodologiques du projet de recherche comparatif Québec-Flandre

  • 1  À noter : l’échantillon comparatif Québec-Flandre comprend uniquement les élèves de la 1re à la 3e(...)
  • 2  Le féminin est privilégié car les femmes représentent 94 % de l’échantillon enseignant.

6L’étude comparative, dont nous rapportons ici les principaux résultats, s’est déroulée entre 2017 et 2020 au sein de deux systèmes scolaires distincts, soit ceux du Québec et de la Flandre. L’objectif visait à comprendre le rôle de l’environnement scolaire dans l’identification sous la catégorie TDAH des élèves fréquentant l’école primaire (âgés de 5 à 12 ans)1. Ce projet innove par l’utilisation d’un devis mixte, dont le volet quantitatif multiniveaux a permis de collecter des données de recherche dans trente-cinq écoles primaires (dix-sept au Québec), avec la participation de cent quatre-vingt-onze enseignantes2 (cent trente au Québec) et de 2 588 élèves et leurs parents (1 800 au Québec). Les questions portaient sur la présence de comportements associés au TDAH, au diagnostic reçu et à la médication prescrite en plus de consigner la suspicion des adultes d’un possible TDAH chez l’enfant. L’échantillon qualitatif québécois comprend onze entretiens individuels et cinq entretiens de groupe avec des acteurs scolaires et des professionnels de la santé. L’échantillon flamand comprend cinq entretiens de groupe et a concerné vingt-trois enseignantes. Les prochaines sections présentent une synthèse en trois points des résultats issus de notre étude.

Relativité du processus de médicalisation et de l’étiquette TDAH

7Les écarts de prévalence que nous avons constatés entre le Québec et la Flandre au sein de notre échantillon comparatif d’enfants de la 1re à la 3e année sont considérables (Brault et al., sous presse), mais reflètent néanmoins les constats des études antérieures ayant comparé la situation entre l’Amérique du Nord et l’Europe. En comparaison avec la Flandre, le Québec compte neuf fois plus d’enfants ayant reçu un diagnostic de TDAH par un professionnel de la santé (18 % vs 2 %) et dix-sept fois plus d’enfants consommant des médicaments associés au TDAH (17 % vs 1 %). Chez ceux n’ayant pas reçu de diagnostic de TDAH, les enfants québécois sont trois à quatre fois plus susceptibles d’être suspectés avec un TDAH, tant par leurs parents (13 % vs 4 %) que par les enseignantes (22 % vs 6 %). À notre avis, ces disparités montrent clairement qu’il existe des facteurs socioculturels, éducatifs et politiques sous-jacents à l’identification des élèves sous la catégorie TDAH et confirment la présence d’un processus de médicalisation, renforcé par les croyances, les normes et les attentes de la société québécoise.

8Premièrement, il nous semble peu probable que ces écarts puissent être expliqués uniquement par des caractéristiques propres aux élèves et aux enseignants impliqués. D’abord, les attributs sociodémographiques et scolaires des populations sont similaires. Ensuite, aucun indice ne laisse présager d’une plus grande présence de déficits neurologiques chez les élèves québécois. Les enseignantes québécoises et flamandes font des évaluations similaires de leurs élèves sur la base des éléments suivants : niveau d’efforts, capacités cognitives, capacité d’attention, chances d’accéder aux études supérieures et ressemblance avec l’élève idéal. Finalement, le sentiment d’auto-efficacité des enseignantes face à la gestion des comportements difficiles est équivalent et montre qu’elle se sentent compétentes.

9Deuxièmement, nous constatons que l’étiquette TDAH ne résonne pas autant en Flandre qu’au Québec. D’une part, bien que les enseignantes flamandes rapportent des niveaux plus élevés d’agitation chez leurs élèves, elles ne suspectent pas davantage de diagnostic de TDAH. D’autre part, les parents flamands sont plus nombreux que les parents québécois à rapporter la présence d’une autre condition affectant l’apprentissage de leur enfant (4 % vs 2,6 %). Ainsi, d’autres étiquettes que le TDAH pourraient être en jeu en Flandre, ce qui renforce l’importance de faire la distinction entre « symptômes » et « diagnostic », qui renvoient à deux processus distincts. Les premiers sont observables et reflètent l’expression individuelle d’une variété de réalités (souffrance, réaction, manière d’être, etc.) qui ne sont pas nécessairement pathologiques. Le second correspond à la réponse sociale offerte à ces symptômes. Un diagnostic est simultanément une étiquette et un processus et il informe des normes sociales en vigueur dans un contexte, qui permettent de distinguer le normal et du pathologique (Jutel, 2009).

10Troisièmement, sondées sur leurs croyances au sujet du TDAH, les enseignantes flamandes affichent des croyances diversifiées, principalement axées vers une compréhension constructiviste du trouble. Cette posture davantage critique des pratiques médicalisantes offre une place centrale à l’environnement social pour réfléchir aux causes des difficultés et proposer des solutions. Au contraire, leurs consœurs québécoises s’orientent presque exclusivement vers une compréhension biomédicale du trouble, qui les incite à voir le problème comme un déficit individuel d’origine somatique et à faire fi des possibles facteurs contextuels. Cette homogénéité des croyances suggère la présence d’une culture psycho-biomédicale bien établie à l’école, certainement renforcée par les principes de la nouvelle gestion publique et par le recours à une prévention précoce et prédictive. Ces croyances semblent aussi partagées par l’ensemble de la société, à en croire les pratiques des parents et des professionnels de la santé. Par exemple, les écoles québécoises sont fréquentées par une variété de professionnels de la santé (psychologues, orthopédagogues, orthophonistes, infirmières, etc.) et la distribution des ressources d’aide aux élèves reste encore fortement tributaire d’un étiquetage psycho-médical. Néanmoins, en étant convaincues que l’origine du problème est l’enfant lui-même, et qui plus est sa biologie, les enseignantes peuvent ressentir à la fois un sentiment d’impuissance face à leur capacité d’aider l’enfant dans la situation et un sentiment de soulagement de voir que leurs pratiques ne sont pas en cause et de savoir que leur tâche ne sera pas alourdie par l’obligation de prendre la responsabilité pédagogique de la solution. Dans les deux cas, la conséquence majeure est de reléguer au second plan les solutions pédagogiques des difficultés en contexte scolaire, renforçant ainsi la domination des sciences de la santé.

Déviance, immaturité et difficultés scolaires : les trois cibles de la médicalisation à l’école

11Il existe bien sûr une grande variabilité dans la manière dont les enseignantes gèrent les comportements dérangeants, réfléchissent aux causes des difficultés et agissent pour améliorer la situation. Certaines sont plus critiques, se questionnent sur la validité du diagnostic de TDAH et déplorent la vitesse à laquelle le médicament est prescrit. Néanmoins toutes les enseignantes québécoises, bien qu’elles ne puissent pas poser un diagnostic officiel, ont déjà contribué à au moins une étape du processus de médicalisation associé au TDAH (Brault et Degroote, 2021). Avant l’évaluation clinique, elles auront observé les enfants, consigné des notes d’observation au sujet des comportements dérangeants, fait un rapprochement entre les comportements déviants et les symptômes du TDAH, suspecté la présence du TDAH chez l’enfant, expliqué la situation par un déficit chez l’élève et communiqué aux parents leurs observations et leurs soupçons. Lors de l’évaluation clinique, les enseignantes seront sollicitées par des professionnels de la santé pour fournir des commentaires sur les comportements des élèves en classe et pour compléter des formulaires d’évaluation, comme le SNAP ou le Connors. Elles identifieront aussi des stratégies pédagogiques à utiliser avec les élèves dits TDAH. Enfin, une fois le diagnostic posé, les enseignantes s’impliqueront dans le suivi du traitement pharmacologique, notamment en suggérant de commencer ou d’arrêter un traitement pharmacologique ; en commentant le caractère inadéquat de la posologie du médicament ; en remarquant qu’un enfant a oublié de prendre son médicament avant le début de la journée scolaire et dans ce cas, l’enseignante confirmera l’oubli avec le parent et, si l’école conserve des médicaments pour cet enfant et que le parent a donné son accord, elle pourra lui remettre le comprimé en classe (Brault et Degroote, 2021).

12Les comportements des élèves qui font l’objet de préoccupations chez les enseignants sont diversifiés et s’avèrent d’intensité variable. Se mêlent des comportements ayant un potentiel de dangerosité, tels que de la violence et des crises reflétant la désorganisation de l’élève, des comportements communs durant l’enfance, comme le fait d’être agité, de ne pas s’asseoir, d’être dans la lune, de ne pas prêter attention, et d’autres comportements tels que prendre toute la place en classe, jouer le rôle de l’enseignant, etc. La présence de difficultés scolaires, qu’elles soient de type sous-performance ou de type retard scolaire, réel ou pressenti, sont aussi des éléments clés qui augmentent la suspicion de TDAH. En fait, la présence de ces derniers éléments agit comme un indicateur de la sévérité du TDAH et, dans plusieurs cas, détermine s’il y a poursuite ou non du processus diagnostique. Nous sommes ici devant un cas de médicalisation des difficultés scolaires, car à l’instar de ce que l’on observe chez les adultes, le diagnostic de TDAH et le traitement pharmacologique visent ici à corriger le problème de sous-performance ou à s’assurer que le retard ne s’accumule pas, car l’acquisition des savoirs clés est planifiée de manière très serrée dans le cursus scolaire.

  • 3  Plusieurs articles faisant état des résultats du projet ont été soumis pour publication et font ac (...)

13Certains enfants, tels que les garçons et les enfants provenant de familles défavorisées, sont plus à risque de faire l’objet d’une situation de médicalisation. Les plus jeunes de la classe sont aussi surreprésentés à chacune des étapes du processus de médicalisation associé au TDAH (Brault, Degroote, Jean et Van Houtte, soumis3). Ce phénomène, appelé « effet de l’âge relatif », est rapporté mondialement. Nos résultats montrent qu’au Québec, plus le mois de naissance des élèves se situe près de la date butoir de début de scolarisation (établie au 30 septembre), plus ils sont perçus par les enseignantes comme ayant des scores significativement plus élevés sur les échelles d’hyperactivité, d’impulsivité et d’inattention. Ils sont également davantage suspectés par leur enseignante d’avoir un TDAH : 3,3 fois plus de risque chez les enfants nés en septembre, comparés à leurs pairs nés en octobre. Ce phénomène met en évidence une médicalisation de l’immaturité, exacerbée par l’organisation scolaire qui permet la comparaison constante, au sein d’une même classe, d’élèves ayant jusqu’à douze mois d’écart. À un aussi jeune âge, il s’agit d’un monde en soi. Ces décalages développementaux, tant cognitifs, comportementaux qu’émotionnels, entre ceux que les enseignantes nomment les « bébés de la classe » et leurs pairs les plus vieux sont nécessairement connus dans une classe élémentaire. Malgré tout, des indices semblent montrer que l’école québécoise contribue davantage que les parents et les professionnels de la santé à l’effet de l’âge relatif. D’un côté, les parents sondés sur leur suspicion de TDAH ne font aucune distinction selon que leur enfant est un plus jeune ou un plus vieux de la classe. De l’autre, les professionnels de la santé semblent conscients du biais d’immaturité chez les enfants, car l’effet de l’âge relatif pour le diagnostic est de moindre ampleur : les enfants nés en septembre ont 1,7 fois plus de risque d’avoir un diagnostic que leurs pairs nés en octobre. De plus, cet effet n’est pas constaté pour la médication, suggérant ainsi que les professionnels de santé québécois se montrent prudents afin de ne pas prescrire un médicament pour compenser une possible immaturité, qui serait confondue avec les comportements liés au TDAH.

14Il existe une grande variété de raisons évoquées par les enseignantes pour justifier leur participation à l’identification des élèves sous la catégorie TDAH. La première est indéniablement « pour le bien-être des enfants ». D’abord, de l’enfant lui-même, parce que ses comportements peuvent le déranger dans son apprentissage : en ayant l’esprit ailleurs, en étant moins concentré et moins à l’écoute, l’élève court le risque de développer des difficultés scolaires, de cumuler un retard scolaire, d’avoir une faible performance et éventuellement de vivre des échecs scolaires. Les enseignantes ont aussi peur que ces comportements dérangeants affectent l’estime de soi de l’enfant (car il fera rire de lui par exemple) ou que cela le mène à avoir des problèmes de relations interpersonnelles et d’être exclu des groupes de pairs. Cette raison, et surtout les conséquences soulevées relatives au bien-être de l’enfant et le fait de vouloir éviter que quelque chose de « mauvais » survienne relèvent tout à fait de l’idéologie de la prévention précoce prédictive en vigueur au Québec. Cette idéologie est renforcée par les principes de la nouvelle gestion publique valorisée dans la gouvernance scolaire, qui fait en sorte que les enseignantes se sentent investies de la mission de l’institution et la mette en avant, convaincues que la solution médicale surpasse leurs solutions pédagogiques (Parazelli et al., 2021).

15Le bien-être des autres enfants de la classe est également important pour les enseignantes, tout comme leur propre bien-être et la bonne poursuite de leur enseignement et de leur rôle attendu. La deuxième raison avancée par les enseignantes pour commencer un processus de médicalisation répond entièrement à un besoin de contrôler les élèves turbulents. Elles veulent gérer les comportements dérangeants, mais la difficulté à le faire avec les moyens pédagogiques les incite à réfléchir aux options médicales. Il s’agit donc d’un cas classique de médicalisation des comportements déviants, tel qu’en parlait Conrad (2006). Le médical est mobilisé pour aider les élèves à respecter les normes sociales et scolaires, le contrôle social est ainsi mené par une approche non punitive.

16Finalement, la troisième raison majeure avancée pour justifier le recours au processus de médicalisation correspond à la responsabilité de faire réussir tous les élèves. Les enseignantes québécoises se sentent redevables vis-à-vis des parents et elles appréhendent leurs réactions et leurs accusations de n’avoir rien fait concernant les difficultés observées chez les enfants. Elles se sentent aussi investies de la mission de l’école de développer le plein potentiel des enfants et d’atteindre des objectifs de diplomation. Cette raison est, elle aussi, liée aux principes de la prévention précoce prédictive et elle se voit renforcée par la nouvelle gestion publique.

Au-delà de l’école : le rôle de la famille et des professionnels de la santé

17Il est évident que l’école n’est pas la seule institution impliquée dans cette médicalisation des comportements d’inattention, d’hyperactivité et d’impulsivité. Sans surprise, la sphère de la santé est incontournable, car ce sont ses professionnels qui officialisent les étiquettes scolaires en les transformant en diagnostic psy, qui favorisent des traitements psycho-médicaux et qui prescrivent des médicaments. Nos entretiens avec six d’entre eux ont néanmoins exposé leur ambivalence face au diagnostic et à la médication associée au TDAH (Brault et Beaulieu, 2021). Ils endossent ainsi un rôle paradoxal où, d’un côté, ils renforcent la médicalisation, et de l’autre, ils y résistent et dénoncent la pression du système scolaire, qu’ils reçoivent indirectement, à travers les parents, pour diagnostiquer et prescrire des médicaments aux enfants.

18Bien que notre étude n’ait pas directement porté sur le rôle des parents dans le processus de médicalisation, les enseignantes ont clairement identifié la famille en tant que troisième sphère essentielle à considérer dans la médicalisation de l’enfance. Les parents incarneraient au moins trois rôles : initiateurs de la médicalisation, collaborateurs ou, au contraire, détracteurs par un refus de collaborer avec l’école. Ces exemples étaient amenés par les enseignantes, notamment pour montrer que l’école n’est pas toujours impliquée dans le processus de médicalisation, du moins pas à titre d’instigatrice principale. Les enseignantes mettaient aussi en avant leur propre désaccord avec le processus de médicalisation, surtout si elles jugeaient qu’il était encore trop tôt pour le commencer. Certaines ont rapporté être soulagées que les parents aient pris cette démarche en main, car cela leur enlevait la responsabilité de le faire. Dans les cas où les parents refusaient de collaborer avec elles, les enseignantes tentaient par plusieurs moyens, échelonnés parfois sur plusieurs années, de les convaincre du bien-fondé de leur évaluation, de l’étiquette et de la molécule. Ces exemples montrent un certain déni, voire un mépris, des expertises parentales au sujet de leur propre enfant.

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19Le cas du TDAH reste l’un des exemples les plus évidents de la médicalisation durant l’enfance et il met en valeur le rôle de l’école dans ce processus, auquel participent aussi la famille, la santé, les médias, etc. Les prochaines études devront étudier l’interaction constante de ces trois sphères – école, famille, santé – pour comprendre encore plus finement le processus de médicalisation associé aux comportements d’hyperactivité, d’impulsivité et d’inattention, ainsi qu’à l’immaturité et aux difficultés scolaires. On assiste notamment à une lutte à trois, où les pratiques parentales sont souvent pointées du doigt pour expliquer les comportements dérangeants des enfants ; où l’école est perçue comme ayant des attentes irréalistes envers les enfants et mettant beaucoup de pression pour diagnostiquer et prescrire des médicaments aux enfants ; où, enfin, certains professionnels de la santé sont « accusés » de voir le TDAH partout, d’autres de ne pas faire de suivi avec l’école et de ne pas prendre en compte son expertise en matière de bien-être des enfants.

20L’exemple du TDAH n’est toutefois pas une exception. Plusieurs comportements, émotions et attitudes des enfants sont désormais identifiés comme posant problème (par exemple les difficultés relationnelles, l’anxiété, la colère, etc.) et les enfants sont plus nombreux à recevoir des diagnostics psy tels que le trouble d’anxiété, de l’humeur, d’opposition, etc. La situation perdurera assurément dans le contexte pandémique actuel, qui exacerbe les symptômes et réduit la tolérance des adultes à leur égard. Les études sur la médicalisation durant l’enfance doivent se poursuivre, car plusieurs aspects restent en suspens. Qu’en est-il, par exemple, de la résistance à cette médicalisation ? Qui s’y oppose, comment et pourquoi ? Existe-t-il une résistance collective, voire institutionnelle ? Quels rôles jouent les enfants dans leur processus de médicalisation ? Quel est le rôle des institutions extrascolaires (garderies, centres de la petite enfance, équipes sportives) ? En élargissant à la question de la « pharmaceuticalisation », dont la médicalisation est une sous-composante (Brault et Beaulieu, 2021), on devrait se demander comment l’école et les parents favorisent la consommation de médicaments dans un but de bio-socialisation et d’inclusion sociale des enfants.

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Bibliographie

BRANCACCIO M. T. (2000). « Educational hyperactivity: The historical emergence of a concept ». Intercultural Education, vol. 11, no 2, p. 165-177.

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BRAULT M.-C. et DEGROOTE E. (2021). « Caring, control, and accountability: Reasons behind teachers’ participation in the medicalization of ADHD-related behaviors ». American Educational Research Association Annual Meeting, Proceedings. En ligne : https://biblio.ugent.be/publication/8706721

BRAULT M.-C., DEGROOTE E. et VAN HOUTTE M. (sous presse – 2022). « Disparities in the prevalence of ADHD diagnoses, suspicion, and medication use between Flanders and Québec from the lens of the medicalization process ». Health: An interdisciplinary Journal.

CONRAD P. (2006). Identifying Hyperactive Children: The Medicalization of Deviant Behavior. 2e édition. Farnham : Ashgate Publishing, Ltd.

DIALLO F. B., ROCHETTE L. et PELLETIER É (2019). Surveillance du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) au Québec. Bureau d’information et d’études en santé des populations. Québec : Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

INESSS (2017). Portrait de l’usage des médicaments spécifiques au trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) chez les Québécois de 25 ans et moins. Rapport rédigé par Mélanie Turgeon, 80 p. https://bit.ly/3umRi4l

JUTEL A. (2009). « Sociology of diagnosis: A preliminary review ». Sociology of Health and Illness, vol. 31, no 2, p. 78-299.

MOREL S. (2014). La médicalisation de l’échec scolaire. Paris : La Dispute.

PARAZELLI M., AUCLAIR D. et BRAULT M.-C. (2021). « Pourquoi le programme Agir tôt est-il controversé ? ». Enfances, familles, générations, no 38. http://journals.openedition.org/efg/11889

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Notes

1  À noter : l’échantillon comparatif Québec-Flandre comprend uniquement les élèves de la 1re à la 3e année du primaire (âgés de 6 à 9 ans), car il s’agit du moment où les diagnostics sont les plus susceptibles de survenir en Flandre.

2  Le féminin est privilégié car les femmes représentent 94 % de l’échantillon enseignant.

3  Plusieurs articles faisant état des résultats du projet ont été soumis pour publication et font actuellement l’objet d’une révision scientifique par les pairs. Pour être tenu au courant des récentes publications, consulter le portfolio de la chercheuse principale : http://www.uqac.ca/portfolio/mariechristinebrault/

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Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Christine Brault, Emma Degroote et Mieke Van Houtte, « Le rôle de l’école dans l’identification des élèves sous la catégorie TDAH au Québec et en Flandre »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 89 | 2022, 119-128.

Référence électronique

Marie-Christine Brault, Emma Degroote et Mieke Van Houtte, « Le rôle de l’école dans l’identification des élèves sous la catégorie TDAH au Québec et en Flandre »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 89 | avril 2022, mis en ligne le 01 avril 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ries/12438 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.12438

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Auteurs

Marie-Christine Brault

Marie-Christine Brault est titulaire de la chaire de recherche du Canada en enfances, médecine et société et professeure agrégée au département des sciences humaines et sociales de l’université du Québec à Chicoutimi. Elle est aussi affiliée à la chaire VISAJ, au Centre intersectoriel en santé durable et à l’Institut universitaire jeunes en difficulté. Elle se spécialise en sociologie de l’éducation, du diagnostic et de l’enfance et s’intéresse aux regards que les adultes portent sur les enfants. Ses projets de recherche se concentrent surtout sur le processus de médicalisation durant l’enfance et les inégalités qui y sont associées. Pour une biographie plus complète, voir : http://www.uqac.ca/portfolio/mariechristinebrault/ ; courriel : mcbrault[at]uqac.ca

Emma Degroote

Emma Degroote défendra sa thèse doctorale en sociologie à l’université de Gand, en Belgique, au printemps 2022. Elle est actuellement assistante d’enseignement et doctorante au département de sociologie, dans l’équipe de recherche CuDOS (Diversité culturelle : opportunités et socialisation). Avec Mieke Van Houtte comme superviseure, elle étudie les problèmes éducatifs de la mobilité étudiante et du décrochage scolaire des élèves et de l’étiquetage sélectif des comportements perturbateurs des élèves dans les écoles primaires et secondaires. Pour une biographie complète, voir : https://biblio.ugent.be/person/802002376233/ ; courriel : Emma.Degroote[at]UGent.be

Mieke Van Houtte

Mieke Van Houtte est professeure titulaire et responsable de l’équipe de recherche CuDOS (département de sociologie, université de Gand, Belgique). Ses intérêts de recherche couvrent divers sujets au sein de la sociologie de l’éducation, en particulier les effets des caractéristiques structurelles et compositionnelles de l’école sur une pluralité d’expériences vécues par les élèves, les enseignants et les minorités sexuelles. Elle a publié plus de cent articles dans des revues telles que Sociology of Education, American Educational Research Journal, Acta Sociologica, Sex Roles, Gender and Education (https://biblio.ugent.be/person/801000942270). Elle est membre de l’Académie royale flamande de Belgique pour les sciences et les arts. Courriel : Mieke.VanHoutte[at]UGent.be

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