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Dossier - L'oral dans l'éducation

La place de l’oral dans l’éducation argentine, entre matrices enracinées et défis à relever

The spoken word in Argentinian education, between entrenched matrices and unmet challenges
El lugar de lo oral en la educación argentina: entre matrices arraigadas y desafíos pendientes
Constanza Padilla
Traduction de Philippe Rabaté
p. 81-90

Résumés

L’objectif de cet article est d’analyser l’espace que l’on attribue en Argentine à l’oral dans les contenus curriculaires et dans les pratiques d’enseignement-apprentissage, en lien avec ce que l’auteure considère comme des matrices enracinées ou des pratiques traditionnelles persistantes, face à des défis encore à relever ou à des pratiques innovantes déjà en place. Malgré des avancées significatives, au cours des quatre dernières décennies, aussi bien dans les conceptions de l’oralité (notamment dans ses relations avec la lecture et l’écriture) qu’en ce qui concerne la place que celle-ci devrait occuper dans les pratiques des divers champs disciplinaires, celles-ci n’ont pas encore été généralisées dans les classes argentines.

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Notes de la rédaction

Article traduit de l’espagnol par Philippe Rabaté.

Texte intégral

1Aborder la place qu’occupe l’oralité et la variété de ses dimensions dans l’éducation argentine suppose d’importantes tentatives de généralisation, difficiles à synthétiser en raison de la fragmentation et de l’hétérogénéité qui caractérisent le système éducatif argentin, constitué, rappelons-le, d’un ministère de l’éducation nationale et de 24 provinces qui doivent établir des accords avec celui-ci dans le cadre du Conseil fédéral d’éducation.

2Nous commencerons ainsi par un propos succinct sur la contextualisation historique des politiques éducatives, qui nous permettra ensuite de nous focaliser plus précisément sur l’espace que l’on attribue à l’oral dans les contenus curriculaires et dans les pratiques d’enseignement-apprentissage ; celles-ci sont liées à ce que nous définirions comme des matrices bien enracinées ou des pratiques traditionnelles persistantes, opposées à des défis à relever ou à des pratiques innovatrices qui n’ont pas encore réussi à se généraliser au quotidien dans les classes argentines.

3Au cours des quatre dernières décennies, depuis le retour de la démocratie en 1983 après quelque dix années de dictature militaire – qui se caractérisait notamment par un fort contrôle exercé sur les discours oraux et écrits –, d’importants changements ont eu lieu dans les politiques éducatives, dont l’influence a été variable dans les différents niveaux d’exécution.

4Un premier temps fort de l’ouverture démocratique a consisté à élargir l’accès à l’éducation pour les différents niveaux éducatifs, ce qui s’est traduit par la fin des restrictions d’accès au secondaire et à l’enseignement supérieur. De la même manière, on a cherché à rendre leur « propre voix » aux différents acteurs du système, en modifiant « les relations intersubjectives à l’intérieur des institutions pour installer des subjectivités démocratiques » (Tiramonti, 2018).

5Un second moment décisif fut la réforme fédérale de l’éducation de 1993, qui a modifié les politiques éducatives dans deux directions, provoquant différentes tensions et des manques d’articulation qui perdurent à ce jour entre les différents niveaux d’exécution du programme, depuis les politiques conçues par l’État jusqu’aux pratiques dans les salles de classe. Le premier changement a consisté en une décentralisation administrative et curriculaire du système éducatif qui a permis aux provinces de gagner un rôle de premier plan, avec le risque, toutefois, d’une fragmentation du système dans son ensemble. Parallèlement, une seconde inflexion de cette réforme s’est attachée à contenir cette possible dispersion curriculaire à travers les Contenus basiques communs (CBC) pour tous les niveaux de scolarité et pour toutes les aires disciplinaires, élaborés à partir de consensus fédéraux entre spécialistes et équipes techniques de l’ensemble du pays.

6En ce sens, on a cherché à articuler au niveau national la progression graduelle de ces CBC depuis le niveau initial jusqu’à la fin des études secondaires, en instaurant des relations interdisciplinaires entre les différentes matières scolaires, avec une forte insistance sur la formation en compétences. Cependant, les modifications dans la structure académique de ce système (qui ont instauré la transition d’un niveau primaire obligatoire de 7 ans à une « éducation générale de base » (EGB) obligatoire de 9 ans, et d’un niveau secondaire de 5 ans à une « éducation polymodale » de 3 ans) ont suscité des résistances dans les provinces, dues aux importants changements académiques, administratifs et d’infrastructures qu’elles impliquaient, raison pour laquelle certaines provinces n’ont pas suivi ces nouvelles normes. Cela a eu pour conséquence la coexistence de deux structures académiques distinctes dans le pays, selon l’application ou non du cadre des CBC.

  • 1  Un cas emblématique a été la Spécialisation enseignante de niveau supérieur – Alphabétisation dans (...)

7Un troisième temps fort a été la nouvelle loi d’éducation nationale de 2006, qui a remplacé celle de 1993. Elle a établi le caractère obligatoire de toute l’éducation secondaire et marqué l’abandon de la structure académique imposée auparavant (EGB et éducation polymodale). En même temps, différents programmes alternatifs ont été instaurés afin de réincorporer des élèves de secteurs vulnérables de la population expulsés de ce niveau éducatif, et de garantir les processus d’inclusion socio-éducative. En ce qui concerne les contenus curriculaires, les CBC ont été remplacés par des « noyaux d’apprentissage prioritaires » (NAP) pour tous les niveaux de cette nouvelle scolarité obligatoire, élaborés sur huit années (2004-2012) et qui reposent sur des accords fédéraux de plus grande envergure issus de nombreuses journées de discussion sur les divers matériels curriculaires impliqués. Ces NAP, au niveau primaire, ont été accompagnés par ce que l’on a appelé les « cahiers pour une classe », avec l’objectif de les articuler avec quelques propositions d’enseignement susceptibles de les travailler didactiquement, en prenant notamment en compte leurs conditions de réalisation dans des contextes scolaires spécifiques. De manière simultanée, différents programmes de formation pour les enseignants ont été développés, parmi lesquels se dégagent ceux mis en place à partir d’accords fédéraux qui permettent l’articulation entre universités nationales et juridictions provinciales1.

8Au cours des quatre années (2016-2020) qui ont précédé la pandémie de la Covid-19, le changement de majorité politique dans le gouvernement national et dans différentes provinces a provoqué de fortes tensions dans certains domaines curriculaires, en particulier en ce qui concerne l’alphabétisation initiale ; ces dernières sont dues à une remise en cause des avancées obtenues dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage de certaines juridictions, qui s’appuyaient sur des perspectives socio-constructivistes. De cette manière, on a modifié quelques trames curriculaires provinciales en maintenant des apports liés à ces approches tout en en incorporant d’autres, dans une recherche « éclectique » où figurent convergences et incompatibilités théoriques. Pour ce qui est des autres niveaux de scolarité, on a maintenu les NAP et cherché à incorporer, dans des actions de formation pour les enseignants, les apports du Programme universel pour l’apprentissage (DUA), qui propose des matériaux didactiques multimodaux flexibles, disponibles sur internet, afin de répondre à la diversité des publics en classe et de garantir les pratiques d’inclusion.

L’oral dans les transformations curriculaires de l’éducation argentine

9La brève contextualisation que nous venons de présenter nous permet de remarquer que les processus de transformation curriculaire en Argentine ont été traversés, à partir des années 1980, par des moments de discontinuités, de conflits et de fragmentations qui n’ont pas manqué d’affecter la réalité quotidienne des classes. Les changements politiques ont eu une incidence significative sur la continuité, la progression et la cohérence des politiques éducatives, tout particulièrement en ce qui concerne les actions de formation pédagogique. Cela a produit un désarroi dans les pratiques enseignantes, aussi bien en ce qui concernait les contenus à dispenser que pour les transpositions didactiques les plus appropriées afin que les élèves parviennent à s’approprier les savoirs attendus d’eux.

  • 2  Nous concentrons notre analyse sur la langue espagnole. Le cas des langues étrangères exige d’être (...)

10Malgré cela, les modifications curriculaires ont permis une actualisation des contenus dans les différents champs du savoir, conformément aux avancées théoriques et épistémologiques de chaque discipline. Dans le cas du champ de la « langue2 », l’influence des développements des différentes sciences du langage est évidente dans les CBC de la réforme éducative de 1993, qui donnaient la priorité à une éducation linguistique permettant le développement d’une compétence sur le plan de la communication, qui viserait à « mettre sur un pied d’égalité » la communication orale et écrite. L’organisation de ces contenus en blocs (langue orale ; langue écrite ; réflexion autour des faits de langage, discours littéraire ; langues étrangères ; attitudes et procédés liés à la compréhension et à la production de textes oraux et écrits) met en évidence l’objectif d’attribuer à l’oralité une place qu’elle n’avait jamais eue jusqu’alors dans le curriculum traditionnel. On consacre même un item spécifique à la considération des procédés relatifs à l’interaction communicative, où l’on inclut plusieurs apports des études interrelationnelles (prise de tours de parole, jeux de rôles, propos tenus, attitudes, modalités, structures dialogiques). En outre, la nécessaire interaction entre oralité, lecture et écriture est explicitée :

La lecture enrichit l’expression orale et l’écriture, et rend possible également la réflexion sur les productions linguistiques, ce qui, à son tour, nourrit de nouvelles lectures et productions orales comme écrites (CBC de langue pour EGB3).

  • 4Ibid.

11Ce qui en revanche apparaît comme à peine ébauché est le lien de ces CBC de « langue » avec les autres domaines curriculaires, dont certains incluent des aspects portant sur la compréhension et la production de textes disciplinaires (oraux et écrits). Par exemple, dans les CBC de sciences naturelles, sont inclus des contenus liés aux processus de recherche scientifique (formulation de questions et d’hypothèses ; récolte, organisation et interprétation de l’information ; communication orale et écrite), en insistant sur le fait que les processus d’interaction sont inhérents aux modes de production scientifique (CBC de sciences naturelles pour EGB4).

12Dans cette proposition curriculaire des années 1990, la dimension épistémique des pratiques discursives, aussi bien orales qu’écrites, n’apparaît pas encore clairement ; en d’autres termes, le lien inévitable entre celles-ci et les processus d’apprentissage n’est pas mis en évidence. En revanche, dans les NAP (2004-2012) qui remplacent les CBC, nous pouvons identifier plusieurs nuances au sujet de ce lien potentiel, ainsi qu’un plus grand effort afin de montrer les interactions plus spécifiques entre oralité, lecture et écriture dans plusieurs pratiques possibles d’enseignement.

13Comme nous avons pu le signaler, les NAP du primaire s’accompagnent de propositions didactiques, et l’explication de chacun des quatre axes sélectionnés pour la langue (compréhension et production orale ; lecture ; écriture ; réflexion sur la langue – systèmes, norme et usage – et les textes) s’organise dans des items qui incluent les savoirs en jeu, les propositions et les considérations sur l’évaluation.

14En ce qui concerne l’oral, on insiste sur sa conceptualisation comme dialogue authentique :

À quoi pensons-nous lorsque nous parlons de véritables dialogues ? […] Il est clair que les histoires que racontent les enfants […], les questions qu’ils formulent ne sont pas seulement autorisées, mais aussi bienvenues. Cela signifie que, dans la salle de classe, des échanges se produisent dans lesquels les élèves ont des expériences sociales différentes entre eux et différentes de celles du maître (dans les dialogues, les participants ignorent ce que leur interlocuteur va leur dire). Cela signifie également qu’il doit être possible de pouvoir s’exprimer quand on le souhaite, mais sans que l’impatience à participer ne nuise à l’écoute de l’autre. Cela signifie enfin que l’on doit être disposé à changer d’avis par rapport à ce que l’on pensait au début de la conversation, sans que la prédominance d’une voix ou du « lieu qu’elle occupe » n’oblige personne à dire une chose qu’il ne pense pas (NAP Premier cycle, Langue 25).

15Comme nous pouvons l’observer, ces lignes posent quelques questions fondamentales inhérentes aux dialogues didactiques dans une perspective convergente avec les modèles dialogiques d’enseignement (Wells, 2006) : le droit d’exprimer ses propres idées ; le devoir d’écouter ses camarades ainsi que les enseignants ; les stratégies de compensation des asymétries de rôles ; la rencontre authentique entre des savoirs et des expériences différentes ; la potentialité liée à une attitude épistémique que permet le dialogue.

16De cette manière, on remarque déjà dans ces conceptualisations les relations possibles qui se tissent entre des dialogues authentiques et les processus d’enseignement-apprentissage, même s’ils demeurent encore limités à l’interaction entre les différents axes du domaine du langage. En tout état de cause, se trouve ici esquissée la manière de comprendre les relations possibles entre les pratiques orales et écrites, et les autres domaines curriculaires.

Quel est le lieu de la parole et du dialogue dans l’enseignement/l’apprentissage ? Comment organiser des séquences de travail qui puissent articuler des apprentissages des différents axes du domaine étudié ? […] Comment contribuent tous les champs de la connaissance dans le développement du langage oral et écrit ? Quand nous nous référons au lieu du dialogue dans l’enseignement et dans l’apprentissage pour le domaine de la langue, nous voulons indiquer que toutes les propositions au sujet de cette matière ne conçoivent l’apprentissage que dans le cadre de riches interactions orales […], des dialogues authentiques dans lesquels tous – enfants et maîtres – ont une voix propre, quelque chose à dire, pour partager, pour se mettre d’accord, pour émettre un avis (NAP Premier cycle, Langue 26).

17Comme nous pouvons le remarquer, le rôle fondamental des pratiques discursives orales et écrites n’est pas posé dans les différentes matières scolaires, mais seulement la contribution de « tous les champs de la connaissance au développement du langage oral et écrit ».

  • 7  Il s’agit de propositions de développement de compétences dans le cadre du Programme national de f (...)

18En revanche, sur la période 2016-2020, bien que les NAP continuent à être appliqués, ils ont été enrichis de différentes manières par des apports théoriques qui tentent d’établir le caractère central de l’oralité dans les salles de classe, oralité conçue comme une interaction didactique qui peut promouvoir la construction de connaissances dans les différents champs disciplinaires. On cherche par là même à promouvoir chez les enseignants7 la réflexion sur la place de l’oral dans leurs pratiques, avec l’objectif de mesurer son importance et d’inclure diverses situations orales dans leurs planifications pour favoriser la construction de savoirs.

19Comme nous avons pu le voir, les modifications curriculaires au cours des quatre dernières décennies ont permis quelques avancées significatives aussi bien dans les conceptions qui tournent autour de l’oralité et de ses différentes dimensions, qu’en ce qui concerne le lieu que celle-ci devrait occuper dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage des divers champs disciplinaires.

20Or, comme nous avons pu le signaler, les nombreux problèmes d’articulation entre les différents niveaux du système éducatif ont provoqué des fragmentations fréquentes qui ont porté atteinte, et continuent de porter atteinte, à la continuité et à l’avancée cohérente des politiques éducatives. Cela se reflète de manière évidente dans la distance entre ces différentes avancées obtenues avec succès et ce qui se passe en réalité chaque jour dans les classes. En ce sens, on peut dire qu’à tous les niveaux de scolarité et dans les différentes matières coexistent des modes d’enseignement très divergents, qui traduisent l’influence de plusieurs traditions pédagogiques et disciplinaires.

21Une distinction théorique contribue à rendre visible la tension qui se produit à l’intérieur des pratiques d’enseignement en lien avec la place qu’occupent les pratiques discursives orales et écrites ; elle réside dans l’opposition, encore actuelle, entre deux styles pédagogiques qui constituent deux pôles d’un continuum : les modèles monologiques opposés aux modèles dialogiques (Wells, 2006), considérés plus haut.

22En ce qui concerne les modèles monologiques, les enseignants donnent la priorité quasi exclusivement à l’exposé des contenus des différentes matières, sans permettre toutefois la participation des élèves ou bien en promouvant une participation « fictive » au moyen de questions qui fonctionnent comme un contrôle évaluateur, mais qui n’invitent pas les élèves à réfléchir afin de proposer de possibles transformations cognitives. Il s’agit en grande part de connaissances « encyclopédiques » qui ne sont pas soumises à un examen critique, et que les élèves doivent reproduire le plus fidèlement possible.

23Pour les modèles dialogiques, sont promus en revanche des échanges authentiques entre enseignants et élèves, et également entre pairs par le biais d’une interaction dynamique entre oralité, lecture et écriture, qui implique aussi bien l’existence des dialogues authentiques déjà abordés, que différentes façons de parler pour lire et écrire, et de lire et écrire pour parler ; en d’autres termes, d’échanger sur ce qu’on lit et écrit à partir de la confrontation entre différentes sources écrites ou matières multimodales, et/ou entre ces différentes sources ou matériels et les données de la réalité.

  • 8  Ces recherches réalisées, par le biais d’enquêtes dans des instituts de formation enseignante au n (...)

24En ce sens, nous pourrions poser que les modèles monologiques, caractéristiques des pratiques traditionnelles d’enseignement, représentent des matrices enracinées dans la mesure où elles se maintiennent en très grande partie dans les représentations et les pratiques enseignantes argentines8. La conception de l’enseignement comme transmission qui sous-tend ces modèles empêche, en grande partie, de conceptualiser la potentialité épistémique de l’oralité, lecture et écriture, en interaction dialectique, autrement dit, d’en comprendre le lien fondamental avec les processus d’apprentissage.

25De cette manière, les modèles dialogiques continuent à être, dans un certain sens, des défis à relever dans différents contextes éducatifs, de sorte que l’on pourrait les considérer comme des pratiques innovantes dans la mesure où ils n’ont pas encore réussi à se généraliser dans les modes d’enseignement habituels des classes argentines. Ces modèles impliquent d’abandonner la conception reproductive de l’enseignement en quête d’un paradigme socio-constructif qui accorde non seulement un rôle fondamental aux élèves dans la construction de leurs propres connaissances, mais qui reconceptualise le rôle de l’enseignant et des élèves comme des agents médiateurs indispensables dans la construction collaborative de ces connaissances, au moyen d’un dialogue authentique en interaction dialectique avec la lecture et l’écriture.

Apports des recherches didactiques dans les différents champs disciplinaires

  • 9  Faute de place, nous faisons une brève référence à quelques recherches d’équipes consolidées, dont (...)

26Au cours des quatre dernières décennies en Argentine, des recherches didactiques se sont développées dans différents champs curriculaires et niveaux de scolarité ; elles ont permis d’établir l’existence de pratiques innovantes issues de modèles dialogiques d’enseignement fondés sur des approches socio-constructivistes. Quelques-unes d’entre elles ont eu comme point de départ l’étude focalisée des interactions orales en classe, sans ignorer leurs relations avec la lecture et l’écriture ; d’autres se sont concentrées sur ces pratiques depuis une orientation dialogique qui présuppose des interactions discursives entre celles-ci et l’oralité9.

  • 10  Afin de ne pas excéder les limites données pour cet article en termes de références bibliographiqu (...)

27En ce qui concerne les premières, les études développées par l’équipe coordonnée par De Longhi et al. (2012) de l’Université nationale de Córdoba, sont de tout premier plan10. Depuis presque deux décennies maintenant, leurs recherches explorent les relations entre interaction communicative et connaissance pour le secondaire et le supérieur en sciences expérimentales (biologie, physique et chimie), en tentant de répondre à la question suivante : de quelle manière l’enseignant peut-il transformer les contenus à enseigner en interaction, et de quelle façon les élèves et étudiants, en y prenant part, peuvent-ils construire leurs propres connaissances ? À partir de l’analyse de différents registres de classe, dans le cadre d’innovations didactiques conçues par l’équipe, cette dernière a pu avancer dans la modélisation de circuits dialogiques, depuis les plus fermés, fortement guidés par l’enseignant, jusqu’à d’autres plus ouverts, comprenant une participation significative des élèves. Cela a permis aux chercheurs d’établir le modèle de l’enseignement par enquête dialogique à partir de situations problématiques, où le rôle de l’enseignant est fondamental car il lui incombe de gérer les interactions. Ce dernier promeut en effet une variété de réponses (convergentes ou contradictoires) face à de véritables problèmes liés au contenu à enseigner ; il les inclut dans le développement thématique pour les travailler ensuite avec tous les élèves ; il présente des alternatives aptes à provoquer des conflits, afin de susciter la révision des tâches réalisées ou d’établir de nouveaux problèmes qui engendrent des hypothèses. De cette manière, ces circuits dialogiques suscitent différentes circulations de la connaissance dans la classe.

28En ce qui concerne le second groupe de recherches didactiques, les plus remarquables sont celles réalisées au niveau primaire sur la production orale et écrite de discours argumentatifs, dirigées par Ortega de Hocevar (2020) de l’Université nationale de Cuyo, depuis maintenant une dizaine d’années. En partant du présupposé que les capacités des enfants pour argumenter se développent dès leur plus jeune âge, et en se fondant sur une approche collaborative entre chercheurs et enseignants, cette équipe a conçu, développé et évalué des séquences didactiques destinées à la production de textes argumentatifs, avec des interactions récursives entre oralité, lecture, écriture et réflexion métacognitive. Les séquences se sont organisées en huit phases, en prenant en considération la gradualité et la complexification des processus didactiques, les manières de résoudre les tâches (collectives, en binômes ou individuellement ; interactions orales, lectures, écritures) et les types de matériels multimodaux (textes médiatiques d’opinion, vidéos sur YouTube). L’évaluation des séquences didactiques développées dans les classes expérimentales révèle que les compétences argumentatives orales et écrites des enfants peuvent être accrues et perfectionnées dans des interactions riches entre enseignants et étudiants ainsi qu’entre pairs, dans un contexte qui favorise la construction partagée d’apprentissages, avec une médiation enseignante précise, systématique et graduelle.

29Au sein de ce second groupe de recherches, se situe également l’équipe que je dirige depuis quatre décennies à l’Université nationale de Tucumán (Padilla, 2020). Depuis le début du xxie siècle, nous focalisons notre problématique de recherche sur les pratiques argumentatives orales et écrites (quotidiennes et académiques), en développant des cycles de recherche-action au niveau secondaire (Majorel et al., 2020) et universitaire de licence et master (Padilla et al., 2014 ; Padilla, 2019), qui produisent d’intéressants résultats et une rétroalimentation constante des pratiques enseignantes. Ces cycles s’appuient sur deux présupposés fondamentaux :

  1. la considération de la recherche de l’élève comme un mode d’apprentissage qui permet l’articulation entre savoirs d’autrui et savoirs propres, entre théories et données de la réalité, ce qui permet de comprendre la connaissance comme une construction et non comme une simple reproduction ;

  2. la conception de l’oralité, de la lecture et de l’écriture, comme des pratiques sociales établies, épistémiques et argumentatives qui favorisent la transformation des apprentissages disciplinaires, en particulier lorsqu’elles s’exercent sous la forme d’interaction dialectique, de discussions critiques ou de dialogues argumentatifs dans des contextes collaboratifs.

30Au cours des dernières années, nous progressons sur des recherches dans différentes disciplines secondaires et universitaires en mettant l’accent sur les interactions entre oralité, lecture et écriture (en particulier, dans les pratiques argumentatives), en articulant différentes dimensions d’analyse (pratiques discursives, contextes de production, représentations, identités, trajectoires et pratiques d’enseignement). Il convient de souligner que les recherches de notre équipe s’articulent avec le groupe interdisciplinaire GICEOLEM11, qui, bien qu’il développe des investigations naturalistes et interventionnistes au niveau secondaire et supérieur sur la lecture et l’écriture, a contribué, avec des avancées théoriques et didactiques significatives, à donner une autre place à l’oralité dans la perspective des modèles dialogiques d’enseignement.

31Comme nous pouvons l’observer, de façon parallèle aux changements dans les politiques éducatives au cours des quatre dernières décennies, les recherches didactiques sur l’oralité dans les classes se sont développées à partir de modèles dialogiques d’enseignement qui supposent l’interaction récursive entre celle-ci et la pratique de la lecture et de l’écriture, en lien avec sa potentialité épistémique à contribuer aux processus d’apprentissage disciplinaire. Toutefois, ces avancées n’ont pas eu une influence suffisante sur les pratiques et représentations des enseignants, en raison des nombreux problèmes d’articulation et de fragmentation du système éducatif que nous avons pu signaler.

L’oralité en temps de pandémie

  • 12  Il convient d’entendre par ce sigle un confinement de la population particulièrement strict et lon (...)

32L’année 2020 a marqué une rupture profonde par rapport à toutes les projections que l’on avait pu faire en ce qui concerne l’oralité présentielle en classe. Après la commotion qu’a produite la réglementation nationale ASPO (isolement social préventif obligatoire12), qui a suspendu l’assistance aux cours de tous les niveaux éducatifs, on a commencé à songer à des solutions alternatives pour maintenir le lien entre enseignants et élèves. Différentes modalités d’éducation à distance (facultatives jusqu’à présent), comme les plateformes virtuelles, sont devenues les principales possibilités afin de garantir des conditions minimales d’enseignement et d’apprentissage.

  • 13  Si l’on se fonde sur les données de l’INDEC (septembre 2020), l’on peut estimer que 52 % de la pop (...)

33Toutefois, la disparité d’accès au réseau et aux dispositifs électroniques a mis en évidence les grands problèmes d’inégalité structurelle du pays13. De nombreux élèves n’ont pas d’ordinateur et ne possèdent qu’un téléphone portable (voire un seul appareil par famille) qui permet un degré limité de connectivité en raison du coût élevé des données pour les portables. Par conséquent, pour de nombreux élèves, il a été très compliqué (ou quasi impossible) d’accéder à des classes virtuelles synchroniques ou, en différé, à des cours filmés. Dans de nombreux contextes éducatifs (tout spécialement pour les secteurs les plus vulnérables de la population), la seule possibilité d’interaction enseignant-étudiant est ainsi passée par l’application WhatsApp avec des messages écrits, audio et des documents PDF. De la sorte, au milieu de ces importantes contraintes, l’oral acquiert un rôle prépondérant de manière imprévue, grâce aux enregistrements audio de WhatsApp qui permettent de maintenir la « parole vivante » des enseignants et élèves.

34Par ailleurs, dans des contextes de connectivité plus favorables, de nombreux enseignants expérimentent (après des apprentissages qui sont de véritables défis) les remarquables possibilités des différentes ressources numériques des plateformes virtuelles qui permettent de compenser, et non de remplacer, les dialogues authentiques présentiels dans les salles de classe.

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Bibliographie

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DE LONGHI A., FERREYRA A., PEME C., BERMUDEZ G., QUSE L., MARTÍNEZ S., ITURRALDE C., CAMPANER G. (2012). « La interacción comunicativa en clases de ciencias naturales. Un análisis didáctico a través de circuitos discursivos ». Revista Eureka sobre Enseñanza y Divulgación de las Ciencias, vol. 9, n° 2, p. 178-195.

MAJOREL C., PADILLA C., ROSCONI G. et MOISÉS F. (2020). « Enseñar a argumentar en la escuela secundaria: el caso de la Filosofía ». RIA. Revista Iberoamericana de Argumentación, vol. 20, n° 1, p. 169-188. En ligne : https://bit.ly/2QQbH0q

ORTEGA DE HOCEVAR S. (2020). « Cómo lograr que los niños argumenten: Secuencias didácticas para aplicar en el nivel primario ». Revista Iberoamericana de Argumentación, vol. 20, n° 1, p. 78-100.

PADILLA C. (2019). « Escritura epistémico-argumentativa e identidad académica en estudiantes doctorales de Humanidades. Trayectorias previas, revisión colaborativa y perfiles de escritor ». Traslaciones, vol. 6, n° 11, p. 74-103. En ligne : https://bit.ly/3dix6H8.

PADILLA C. (2020). « Enseñar y aprender a argumentar a lo largo de la escolaridad: desafíos actitudinales, epistémicos, colaborativos y situados ». RIA. Revista Iberoamericana de Argumentación, vol. 20, n° 1, p. 7-29. En ligne : https://bit.ly/3uknvqj

PADILLA C. et LOPEZ E. (2015). Prácticas de lectura y escritura en el nivel secundario y superior: perspectivas de docentes y estudiantes de la provincia de Tucumán. Tucumán : MED/INVELEC. En ligne : https://bit.ly/3weK556

PADILLA C., LOPEZ E. et DOUGLAS S. (2014). « Investigar, leer y escribir en la universidad: recorridos de estudiantes ingresantes de Humanidades ». Enunciación, vol. 19, n° 1, p. 65-80. En ligne : https://bit.ly/3weOBAy

TIRAMONTI G. (2018). « 30 años de educación en democracia ». Propuesta Educativa, vol. 2, n° 50, p. 9-23.

WELLS G. (2006). « Monologic and dialogic discourses as mediators of education ». Research in the Teaching of English, vol. 41, n° 2, p. 168-175.

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Notes

1  Un cas emblématique a été la Spécialisation enseignante de niveau supérieur – Alphabétisation dans l’unité pédagogique (2013-2018), développée en coordination avec onze universités nationales, le ministère d’éducation de la nation et les provinces. Voir : http://universidadesup.fahce.unlp.edu.ar/

2  Nous concentrons notre analyse sur la langue espagnole. Le cas des langues étrangères exige d’être abordé de manière spécifique, ce qui dépasserait les limites du présent travail.

3  Voir : https://bit.ly/3wcvJ5y

4Ibid.

5https://bit.ly/3sD0oXd

6  Voir : https://bit.ly/3sD0oXd

7  Il s’agit de propositions de développement de compétences dans le cadre du Programme national de formation des enseignants en situation.

8  Ces recherches réalisées, par le biais d’enquêtes dans des instituts de formation enseignante au niveau national (Carlino, 2013) et provincial (Padilla et Lopez, 2015), sur ce que déclarent les enseignants au sujet de leurs réalisations dans leurs salles de classe, montrent la persistance de pratiques traditionnelles d’enseignement avec un pourcentage supérieur à 80 %.

9  Faute de place, nous faisons une brève référence à quelques recherches d’équipes consolidées, dont les résultats nous paraissent notoires pour le sujet ici traité.

10  Afin de ne pas excéder les limites données pour cet article en termes de références bibliographiques, nous n’en donnons qu’une seule par groupe de recherche.

11  Voir : https://sites.google.com/site/giceolem2010/

12  Il convient d’entendre par ce sigle un confinement de la population particulièrement strict et long qu’a connu l’Argentine en 2020 pour lutter contre la propagation de la Covid-19 (NdT).

13  Si l’on se fonde sur les données de l’INDEC (septembre 2020), l’on peut estimer que 52 % de la population argentine a accès à internet de manière fixe, avec de grandes différences de qualité (depuis 1Mb jusqu’à 100 Mb). Voir : https://bit.ly/2PavR4R

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Pour citer cet article

Référence papier

Constanza Padilla, « La place de l’oral dans l’éducation argentine, entre matrices enracinées et défis à relever »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 86 | 2021, 81-90.

Référence électronique

Constanza Padilla, « La place de l’oral dans l’éducation argentine, entre matrices enracinées et défis à relever »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 86 | avril 2021, mis en ligne le 01 avril 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ries/10434 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.10434

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Auteur

Constanza Padilla

Constanza Padilla est docteure de l’Université nationale de Tucumán (UNT), Argentine, où elle enseigne et dirige le doctorat en lettres. Chercheuse indépendante au CONICET, elle est vice-directrice de l’Institut de recherche sur le langage et la culture (Invelec, Conicet-UNT). Elle est également représentants du sous-site de Tucumán de la Chaire Unesco (Argentine). Elle dirige le projet PIUNT (2018-2022) sur « les potentiels épistémiques de la lecture, de l’écriture et de l’oralité dans des contextes éducatifs : perspectives et pratiques des élèves et des enseignants ». En tant que chercheuse à l’INVELEC, elle est membre du Projet stratégies pour l’inclusion socio-éducative (2017-2022) et chercheuse responsable du projet Pandemic Times: Initial Literacy in Social Vulnerability (2020). Courriel : constanza_padilla[at]yahoo.com.ar

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