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Dossier - Réformer l'éducation
L’avenir de l’éducation

L’avenir de l’école, mais dans quel monde ? Un point de vue nordaméricain

The future of school, but in which world? A North American point of view
El porvenir de la escuela, pero ¿en qué mundo? Un punto de vista norteamericano
Claude Lessard
p. 143-151

Résumés

Partant des scénarios de l’école de demain définis par l’OCDE en 2001, cet article fait le point sur la situation actuelle de l’éducation en général, avant d’analyser des évolutions possibles dans trois dimensions de l’institution scolaire : la mission de l’école (et son curriculum), la gouvernance et la pédagogie. Celles-ci sont marquées par le passage d’un cadre de politiques publiques typique de l’État-providence à un autre cadre propre à une « marchandisation » et à une individualisation de la vie sociale. Face à un avenir incertain, parions sur une école qui, à l’ère de post-vérité, affirme sa mission cognitive et sociale, manifeste sa capacité historique d’adaptation et prend le risque d’une gestion plus décentralisée.

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Notes de l’auteur

Je remercie J. Lusignan, Jean-Marie De Ketele et Alain Bouvier pour leurs commentaires judicieux.

Texte intégral

1En tenant compte des scénarios de l’école de demain définis par l’OCDE en 2001, et donc deux décennies plus tard, quelles évolutions peut-on envisager pour l’école ? Il est difficile de répondre à pareille question, c’est l’évidence même, tant il y a d’éléments multiples et interreliés à prendre en considération et tant l’avenir, qui arrive à grande vitesse (Rosa, 2012), apparaît incertain, voire inquiétant. Néanmoins, tentons de relever le défi.

2Dans ce qui suit, il n’est pas question de proposer des instantanés de ce sera l’école dans vingt-cinq, trente ou cinquante ans. Nous tentons de répondre à la question posée de la manière suivante : d’abord, faire le point sur la situation actuelle de l’éducation en général, puis analyser des évolutions possibles dans les trois dimensions suivantes de l’institution scolaire : la mission de l’école (et son curriculum, pris dans son acception la plus large), la gouvernance et la pédagogie. Au lieu de construire de nouveaux scénarios comme l’OCDE l’a fait au tournant du millénaire, il apparaît plus approprié de dégager quelques évolutions sur chacune de ces dimensions. Soulignons que le propos porte sur les écoles – de la maternelle à l’université – des pays développés d’Amérique et de l’Europe occidentale, et qu’il englobe aussi l’institution scolaire, c’est-à-dire la façon qu’ont trouvée les pays occidentaux d’assurer la transmission culturelle depuis la Renaissance.

Les scénarios de l’OCDE de 2001

3Rappelons les trois orientations et les six scénarios de l’OCDE :

  • orientation « extrapolation du statu quo » : scénario 1 : les systèmes bureaucratiques forts ; scénario 2 : l’extension du modèle marchand ;

  • orientation « rescolarisation » : scénario 3 : l’école au cœur de la collectivité ; scénario 4 : l’école comme organisation apprenante ciblée ;

  • orientation « déscolarisation » : scénario 5 : les réseaux d’apprenants et la société en réseau ; scénario 6 : exode des enseignants – la « désintégration ».

4On reconnaît dans ces orientations et ces scénarios des couples avec lesquels nous avons pris l’habitude de réfléchir, depuis quelques décennies : l’éducation en tant que bien public/bien privé ; un système hyper-structurant à fortes régulations /des établissements en concurrence sur un marché ou un quasi-marché ; une mission unifiée et commune /des projets locaux différenciés ; un personnel éducatif professionnel (en mal-être) / des réseaux informels d’apprenants qui s’entraident et apprennent les uns des autres. Dans ce jeu de tensions, le passage du singulier au pluriel n’est pas le fruit du hasard ; il exprimait une volonté de plus en plus affirmée de prendre en compte les multiples diversités à l’œuvre dans le champ socioéducatif.

Quelle école ?

L’âge d’or de l’institution scolaire ?

5On a beau décrier l’institution scolaire sur tous les toits et sur tous les tons, elle n’en demeure pas moins dominante, à telle enseigne qu’on voit mal ce qui pourrait la remplacer. Si jamais tel en était le désir, par quoi remplacer cette institution si étroitement intégrée dans nos vies individuelles et collectives ? L’École, en tant qu’institution, s’est tellement développée, partout (ou presque), pour tous (bien davantage qu’autrefois), et à tous les ordres d’enseignement – pensons à l’extraordinaire expansion de l’enseignement supérieur, de l’enseignement et de la recherche universitaire au cours du dernier demi-siècle –, qu’on se dit que son âge d’or est arrivé et qu’il pourrait durer ! Cette fulgurante progression et cette dominance actuelle méritent d’être soulignées.

6Au niveau le plus macroscopique, on a vu se diffuser partout sur la planète un discours sur l’éducation qui met en avant les bienfaits individuels et collectifs de l’éducation. Ce discours, qu’ont tenu et tiennent toujours les grandes organisations internationales, encourage les pays à investir en éducation, une éducation que l’on souhaite plus démocratique, plus étendue et plus ouverte sur le monde, et que l’on conçoit toujours comme une source de progrès dans les différents champs sociaux, économiques et culturels. Il y a un consensus au sein des élites mondiales à ce propos qui ne semble pas se fissurer. Cette convergence idéologique est renforcée par une intensification mondiale de la compétition économique et par la nécessité pour tous les pays de développer les compétences dites du XXIe siècle et requises dans l’« économie du savoir ».

Le « parenting » intensif des classes moyennes et le développement des quasi-marchés scolaires

7Cet allongement de la scolarité oblige la famille à se coordonner avec l’institution scolaire, de multiples manières. Dès la naissance des enfants, l’école structure les temps et les activités de la vie familiale.

8Le rôle des parents, et notamment des parents de classes moyennes, a aussi été transformé par l’intensification de la scolarisation. Ceux-ci sont amenés, par la force du mouvement général, à gérer de manière stratégique la carrière scolaire de leurs enfants. C’est une donnée à notre sens fondamentale dans le contexte actuel. On reproche aux parents d’être devenus des « consommateurs d’école », de rechercher sur le quasi-marché scolaire le meilleur produit disponible pour leurs enfants. Cela est vrai dans une large mesure, mais force est de constater qu’ils sont de plus en plus des consommateurs « avertis », capables de définir le bien éducatif de leur enfant et de poser des gestes conséquents.

9Il y a ici à l’œuvre un « activisme parental » – les chercheurs américains parlent d’« intensive parenting » –, certes discutable dans ses effets inégalitaires, mais néanmoins légitime dans un univers social de plus en plus fragmenté et « libéral », à l’individualisme – personnel, familial, de classe – dominant, et où le modèle du marché et la concurrence qui l’anime apparaissent comme les moteurs de la liberté et de l’épanouissement.

10Forte de cette légitimité, l’intensification de la scolarisation a pour conséquence que les familles sont prises dans une course sans fin pour un avantage comparatif pour leur enfant, d’abord sur le quasi-marché scolaire, puis sur le marché du travail et dans l’ensemble des champs sociaux. Cette course pousse vers le haut les taux de scolarisation, et à l’intérieur des divers ordres d’enseignement, à la recherche constante des meilleurs créneaux, des meilleures (ou réputées telles) formations et des diplômes des institutions les plus prestigieuses, dites de « classe mondiale ».

11Cette poussée de croissance de la scolarisation et le rôle qu’y jouent les classes moyennes, ne permettent pas de conclure que les inégalités dans l’école ont disparu ou se sont atténuées. On observe même des phénomènes de ségrégation scolaire, une homogénéisation des publics scolaires suivant des critères sociaux et une réduction de la mixité sociale et scolaire. On peut parler de démocratisation ségrégative (Merle, 2007).

L’éducation des adultes : tout au long de la vie

12Si l’école a considérablement augmenté son emprise sur les jeunes et leur famille, elle a aussi essaimé parmi les univers de la vie adulte. Sur le marché du travail, le développement professionnel ou la formation continue s’est développé, à telle enseigne qu’il est désormais « normal » que des syndicats, des associations communautaires, des entreprises et des corporations professionnelles organisent et exigent de leurs membres des formations qui prennent, pour l’essentiel, leurs traits de la forme scolaire. Les universités ont même développé l’université dite du troisième âge, indiquant par là qu’il n’y a plus de distinction nette entre les temps d’apprentissage et les autres temps sociaux ou personnels. On apprend, dit-on, désormais tout au long de la vie.

13Ces réseaux ont adopté la forme scolaire pendant que l’école, du moins dans certains de ses développements récents, ne récuse pas la valeur éducative des réseaux d’apprentissage, comme le mouvement de la reconnaissance des acquis des adultes le démontre. Aussi, ne valorise-t-on pas, au sein de l’institution scolaire, les notions de communautés d’apprentissage et d’apprentissage professionnel pour le personnel enseignant et pour les directions ? Avec l’essor du numérique, la formation à distance se développe : une école immatérielle et virtuelle prend davantage d’espace, notamment dans l’enseignement supérieur.

14Ce développement de l’éducation des adultes dans divers réseaux d’apprentissage entame le monopole scolaire sur l’éducation, mais l’école demeurera une institution centrale.

Une institution qui s’est adaptée au monde : métissage, hybridité, gains et pertes

15Cet extraordinaire développement de l’institution scolaire n’a pu se faire sans accommoder de nouvelles réalités, être plus inclusif (souvent en fonction des caractéristiques des publics scolaires : le genre, les milieux socioéconomiques et socioculturels d’origine, les multiples appartenances ethnoculturelles liées à l’immigration, les univers religieux et spirituels et les orientations sexuelles), ni sans s’adapter aux grandes évolutions sociétales (économie immatérielle et numérique, internationalisation des échanges et des communications, foisonnement et fragmentation culturelle, etc.). Cela a été le fruit de politiques et de réformes explicites, promulguées par le sommet de la pyramide scolaire, mais souvent celles-ci exprimaient et généralisaient à l’ensemble du système des pratiques validées dans des établissements où ces nouvelles réalités étaient déjà les plus prégnantes. Ainsi, l’école, en s’ouvrant à de nouveaux publics hétérogènes, a dû se diversifier, obligée de prendre en compte des spécificités jusque-là absentes de l’univers scolaire.

16On peut dire que l’école, sans faire disparaître la « grande » culture, a fait une place à la culture dite populaire, ouvrant la porte à une certaine égalisation ou relativisation des formes culturelles. Ce déplacement plus ou moins prononcé de la « grande » culture vers une culture plus « populaire » ne se fait pas sans heurts ni controverses, comme l’illustrent les écrits de Finkielkraut (1987) pour le monde francophone, et de Bloom (1987), dans l’univers anglo-saxon. Ces livres ont été publiés il y a plus de trente ans, mais qui peut prétendre que le développement des curriculums par compétences dans plusieurs pays de l’OCDE a épuisé la question ? Si les penseurs de l’humanisme classique ont le sentiment que quelque chose d’important, voire d’essentiel, a été perdu, les tenants de l’adaptation de l’école à la vie et de son ouverture à la diversification des productions culturelles ont, en revanche, le sentiment contraire. Ce débat n’est pas clos et demeurera vif tant que le risque d’une forte instrumentalisation de l’école sera présent.

17Une école sanctuaire vouée au savoir universel /une école adaptée, intégrant et préparant à la diversité de la vie contemporaine ; une école transmettant la culture savante (ancienne et nouvelle) et ouvrant en même temps ses portes à la culture populaire ; enfin, une école fonctionnant suivant une logique de service public et aussi selon une logique « marchande », ce sont là des dimensions des transformations des dernières décennies de l’institution scolaire, ce que nous pourrions appeler des formes d’hybridité et de métissage institutionnel. On voit mal comment ces évolutions pourraient s’effacer de notre paysage.

18Pour la suite du propos, prenons pour acquis que ce qui a été décrit précédemment demeure actuel. Car si les scénarios de l’OCDE ne se sont pas réalisés tels quels, les tensions qu’ils cherchaient à exprimer sont toujours vivantes et rendent compte des adaptations et hybridités constatées.

Quel avenir ?

Dans l’ère de la post-vérité, l’école « contre-attaque »

19Il est probable que la « droitisation » des sociétés et la montée des populismes dans plusieurs démocraties) exacerbent ces tensions, donnant du souffle à des courants antiintellectuels et anti-élites qui pourraient avoir des conséquences pour l’école.

20Ce sentiment anti-élite et anti-intellectuel n’est pas nouveau, mais il a maintenant plus d’espace, notamment médiatique, pour se faire entendre, et plus de légitimité, ayant trouvé ses représentants parmi des personnalités politiques et dans les médias. Cet anti-intellectualisme s’accommode fort bien des « faits alternatifs » ou des fake news, de la diffusion de théories du complot, de la primauté des croyances sur les faits scientifiques et de la montée d’un sentiment religieux fondamentaliste.

21L’École moderne, dont la mission est enracinée dans les Lumières, la science, les faits avérés et la quête méthodique et publique de la vérité est interpellée par ces mouvements de résistance et de rejet des valeurs qu’elle représente. Dans son essence même, pourrait-on dire. Le contexte actuel, dit de « post-vérité », transforme les conditions de la scolarisation ou plus fondamentalement de la transmission culturelle. La post-vérité serait la popularisation du principe postmoderniste : « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations », ce qui conduit à penser que tout se vaut, « anything goes »… Et que « tout est idéologique ».

22L’institution scolaire moderne n’a jamais été relativiste (Drouin-Hans, 2008), car elle aurait perdu alors toute consistance, toute autorité, tout fondement à l’effort de transmission d’un patrimoine culturel, et au premier chef, du patrimoine scientifique. Peut-être doit-elle redoubler d’ardeur dans cette voie, mais on voit mal comment elle pourrait renoncer à cette mission, sans renier sa nature profonde. Elle ne peut que combattre la post-vérité, comme étant pour elle un poison mortel. Il y a dans cette interpellation un scénario d’avenir possible pour l’école, une manière de revitaliser sa mission fondamentale dans le contexte actuel.

23Pour échapper à cette évolution, reprenons l’expression de D’Anconna (2018) : une contre-attaque s’impose. Nous proposons que celle-ci soit au cœur d’un scénario de « rescolarisation », remettant en jeu le scénario de l’OCDE de 2001, tout en lui donnant de nouveaux habits. Il y a là aussi une voie de valorisation du métier d’enseignant. Cette contre-attaque passe par le renforcement de la fonction proprement cognitive de l’école et de son curriculum. Cela nécessiterait un élargissement du champ de mesure du PISA. À ce jour, le programme PISA valorise trois domaines : la compréhension de l’écrit, les sciences et la mathématique, le reste relevant des États-nations ou des collectivités locales. L’OCDE reconnaît aussi l’importance des compétences du XXIsiècle : la créativité, l’esprit critique, la communication et la coopération, qu’elle estime nécessaires pour l’« économie du savoir ». Mais ces compétences dites transversales sont aussi requises pour la défense et la promotion de la démocratie, notamment l’esprit critique et la coopération. L’éducation à la citoyenneté (locale, nationale et universelle), l’histoire, les sciences humaines et sociales doivent toutes être mises à contribution dans cet effort de formation d’un citoyen éclairé, capable de distinguer clairement faits et opinions, de participer de manière intelligente et ouverte aux débats, et soucieux de défendre et promouvoir les valeurs démocratiques. Il ne faudrait pas non plus oublier l’enseignement des arts, qui développe non seulement le sens du Beau, mais aussi la sensibilité et le partage d’une dimension humaine fondamentale.

24Le numérique est devenu l’un des lieux où il importe le plus d’exercer du sens critique, car les jeunes générations sont branchées sur internet, alors que tout et n’importe quoi s’y retrouve. Retenons une suggestion de D’Anconna (2018), soit l’idée que :

(la) surinformation nous impose à tous de devenir des rédacteurs en chef, c’est-à-dire de trier, vérifier, évaluer ce que nous lisons. Il faut apprendre aux enfants à exercer leur sens critique face aux productions d’internet… puisque pour eux c’est la seule source valable.

25Il y a là une tâche essentielle de l’éducation.

26Cette mission n’est pas que cognitive ; elle est aussi sociale. Car la post-vérité a des conséquences non seulement pour l’école, mais aussi pour la vie sociale : elle entraîne la disparition du monde commun, de cet espace qui permet le partage des expériences. D’Anconna (2018) rappelle qu’une communauté où la confiance a disparu finit par s’atomiser, par se réduire à une myriade d’individus « tremblants, confinés dans leur pré carré », victimes d’un relativisme malsain, lui-même produit d’un « crash philosophique » : le postmodernisme.

Des écoles « entrepreneuriales » dans un système aux régulations faibles

27Au plan de la gouvernance, le grand défi auquel nous sommes confrontés est de combiner ce type de mission forte de l’École, incarnée dans un curriculum homogène dans ses visées et dans son noyau central, orienté vers la formation d’un citoyen à la fois critique et aussi promoteur de la démocratie délibérative, avec une gouvernance « décentralisée », qui valorise l’initiative des acteurs, répond aux attentes des usagers et se montre efficace, flexible et adaptée.

28Cela dépasse la gestion stricto sensu et concerne peut-être au premier chef la qualité des enseignants et de l’ensemble des acteurs éducatifs, qualité d’abord intellectuelle, mais aussi éthique. Leur engagement citoyen autour du projet d’école ici mis en avant est essentiel. Ce qui renvoie à la qualité de leur formation initiale et continue, à celle de leur encadrement pédagogique et à celle des évaluations des apprentissages des élèves (PISA élargi). Trop de surveillance étroite et tatillonne des acteurs (enseignants et chefs d’établissement) ou, à l’inverse, trop de latitude au plan du curriculum formel sont contreproductifs.

29Le scénario de l’OCDE envisageant que l’école fonctionne comme une organisation apprenante (scénario 4) n’est peut-être pas si idéaliste qu’il paraît au premier abord. Car d’une certaine manière, il y a, depuis un bon moment déjà, bel et bien recherche du fonctionnement le plus efficace et le plus efficient. L’implantation de systèmes de gestion inspirés du secteur privé, comme la gestion axée sur les résultats et les politiques d’accountability ou de responsabilisation, participe de cette quête d’efficience. La valeur de ces systèmes de gestion et surtout les modalités de leur transfert du secteur privé au champ éducatif sont l’objet d’âpres débats et aussi de recherches.

30Ce transfert participe du métissage institutionnel. Il trouve un écho au sein du système actuel et parmi ses acteurs, dans la mesure où plusieurs aspirent à ce que l’établissement (re)devienne le pivot du système (et non une simple « succursale » d’une administration centrale toute puissante). Dans ce scénario, un « système » demeure toujours présent, mais ses régulations perdent de leur force contraignante et deviennent plus faibles qu’autrefois.

31L’OCDE a même créé un programme permettant aux établissements qui le désirent d’avoir un portrait des apprentissages réalisés par leurs élèves – un PISA pour toute école volontaire (PISA-based test for schools) –, de le comparer à celui des pays performants et d’être informés des pratiques efficaces et pertinentes pour leur réalité (Lewis, 2016 et 2017). L’OCDE complète ainsi le mode de gouvernance qu’elle privilégie, ajoutant à une gouvernance par les nombres une seconde, par les exemples de bonnes pratiques, validées par la recherche (« evidence-based policy and practice ») et mis en œuvre dans les systèmes dits « efficients » (tels que caractérisés par la recherche du courant de « school effectiveness »).

32Nous formulons l’hypothèse que le véritable apprentissage est fonction de la capacité locale à s’approprier, traduire, mettre à sa main les « solutions » abstraites et décontextualisées proposées par le PISA et ses experts. Car les véritables réformes, les politiques éducatives aux effets durables, exigent un long temps de gestation, d’implantation et de révision en fonction des caractéristiques historiques et culturelles des contextes nationaux et locaux de leur implantation (Lessard et Carpentier, 2015).

33Quoi qu’il en soit, il y a là probablement une des voies possibles de l’avenir de l’école. Avec ses forces et ses périls. Lewis (op. cit.), identifie l’un de ces dangers potentiels. En effet, dans ce contexte mobile et internationalisé, il y a un risque de ce qu’il appelle la « fast policy », que nous pourrions traduire par le « court-termisme ».

Au plan pédagogique, une révolution numérique ?

34Il est utile d’aborder la question de la pédagogie du XXIe siècle par cet enjeu capital, celui d’obtenir l’assentiment et la participation des élèves et, lorsque cela s’avère nécessaire, de vaincre leur résistance à ce que l’institution entend leur proposer. Autrefois, la résistance des élèves à la culture scolaire était pour l’essentiel liée à la distance entre cette culture (seconde) et la culture (première) de leurs famille et milieu d’origine ; dans certains cas, cela pouvait aller jusqu’au rejet violent de la culture scolaire.

35Aujourd’hui, si la distance entre une culture première éloignée de l’école et celle de l’école n’a pas totalement disparu, si la diversification des publics scolaires a mené à des approches pédagogiques nettement plus inclusives qu’autrefois, la résistance à la transmission valorisée par l’école a pris de nouvelles formes et n’est pas circonscrite à un public scolaire en particulier. Elle est plus diffuse et généralisée, dans la mesure où elle est associée à l’immersion des jeunes dans un univers culturel multi-médiatique, riche et varié, constamment renouvelé dans ses stimulations et « divertissant ».

36Allons un peu plus loin. Les robots ont chassé les humains de la production industrielle ; l’intelligence artificielle a commencé à transformer le monde des services et des communications. Les robots entrent tranquillement dans nos maisons, et, semble-t-il, bientôt dans les écoles.

37Comment résister à pareille puissance technologique envahissante dont les chantres promettent mer et monde ? L’École et sa centration séculaire sur l’écrit et la leçon formelle sont-elles devenues obsolètes ? Comment concilier le temps de l’école, de l’apprentissage et de la réflexion avec celui des médias ? Comment débrancher les jeunes des outils technologiques, les éloigner des écrans et les amener à consacrer toute leur attention à des objets de connaissance difficiles et qui exigent effort, concentration et réflexion approfondie ? L’institution est-elle en mesure de résister aux lobbies informatiques et aux géants de la communication qui entendent pénétrer le monde de l’éducation et y implanter à grands frais leurs produits ? Bon nombre de parents et d’enseignants se posent aujourd’hui ces questions auxquelles ils cherchent des réponses pertinentes, quelque part entre le refus de l’intégration des technologies de la communication à l’école et leur absorption inconditionnelle dans les processus et dispositifs scolaires.

*
**

38Plus que l’école, dont on voit mal comment nos sociétés pourraient se passer, c’est l’avenir qui apparaît incertain et, à bien des égards, inquiétant. L’école demeure invariante dans ses éléments fondamentaux : un adulte cultivé et désireux de transmettre à des jeunes un savoir jugé important pour la suite du monde. Quelles que soient la nature et la rapidité de l’évolution des outils et médias à la disposition des acteurs scolaires, ces invariants demeurent et on voit mal des robots remplacer des professeurs. Mais il n’empêche que l’avenir, non pas tant celui de l’école que celui de la société et de l’humanité, apparaît de plus en plus problématique : l’avènement de la post-vérité, la fragmentation culturelle, l’« économisation » de nos vies, la crise écologique et l’accélération des changements technologiques, rendent l’avenir très imprévisible et incertain.

39En pareille situation, il nous faut parier, prendre des risques raisonnés, puisque la science ne peut dicter nos décisions et notre conduite, dans un contexte d’incertitude. Parions donc sur une école qui affirme haut et fort sa mission cognitive et sociale, sur sa capacité historique d’adaptation, tout en demeurant réservé et sceptique à propos de la révolution numérique dans ses retombées éducatives. Enfin, il est nécessaire de prendre le risque d’une gestion plus décentralisée, plaçant la confiance davantage dans des acteurs (dont on doit se soucier de la qualité de la formation), et dans leur initiative que dans des systèmes de contrôle punitif.

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Bibliographie

BLOOM A. (1987). Essai sur le déclin de la culture générale. Paris : Julliard et Montréal, Guérin littérature.

D’ANCONA M. (2018). Post-vérité. Guide de survie à l’ère des fake news. Paris : Ed. Plein jour.

DROUIN-HANS A.-M. (sld), 2008. Relativisme et éducation. Paris : L’Harmattan, Éducation et philosophie.

FINKIELKRAUT A. (1987). La défaite de la pensée. Paris, Gallimard, Folio Essais.

LESSARD C. et CARPENTIER A. (2015). Politiques éducatives, la mise en œuvre. Paris : PUF (Éducation et société).

LEWIS S. (2016). « Governing Schooling Through “What Works”: The OECD’s PISA For Schools ». Journal of Educational Policy. DOI :10.1080/02680939.2016.1252855

LEWIS S. et HOGAN A. (2016). « Reform first and ask questions later? The implications of (fast) schooling policy and “silver bullet” solutions ». Critical Studies in Education. DOI :10.1080/17508487.2016.1219961

LEWIS S. (2017). « Communities of practice and PISA for Schools: Comparative learning or a Mode of Educational Governance? ». Education policy analysis archives, vol. 25, 92, p. 1-25. DOI :10.14507/epaa.25.2901

MERLE P. (2007). « Démocratisation de l’école ». Dans J-M. Barreau, (coord.), Dictionnaire des inégalités scolaires, p. 65-68. Paris : ESF éditeur.

OCDE (2001). L’école de demain : Quel avenir pour nos écoles ?. Paris : éditions de l’Organisation de coopération et de développement économiques.

ROSA H. (2012). Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris : La Découverte.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claude Lessard, « L’avenir de l’école, mais dans quel monde ? Un point de vue nordaméricain »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 83 | 2020, 143-151.

Référence électronique

Claude Lessard, « L’avenir de l’école, mais dans quel monde ? Un point de vue nordaméricain »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 83 | avril 2020, mis en ligne le 17 juin 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ries/9391 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.9391

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Auteur

Claude Lessard

Claude Lessard a été pendant quarante ans professeur de sociologie de l’éducation à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal, dont il a été le doyen de 1991 à 1995. Cofondateur du Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE), il s’y est intéressé au travail enseignant et à l’analyse des politiques éducatives. Membre de l’Académie des sciences sociales (Société royale du Canada), il a été titulaire d’une chaire de recherche du Canada portant sur les métiers de l’éducation. De 2011 à 2015, il a été président du Conseil supérieur de l’éducation du Québec. Courriel : claude.lessard@umontreal.ca

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Droits d’auteur

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