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Dossier - Accueillir tous les enfants à l’école : la question de l’inclusion

Formation des enseignants pour l’inclusion et orientations contradictoires en Suisse

Teacher training for inclusion and conflicting directions in Switzerland
La formación de los docentes para la inclusión y las orientaciones contradictorias en Suiza
Corinne Monney
p. 125-136

Résumés

L’article aborde le rôle des formateurs d’enseignants, dans le cadre de prescriptions d’inclusion contradictoires en Suisse romande. Sur la base de résultats de recherche, il met en relief trois profils d’action. Des gestes professionnels et schèmes de préconisation pratique sont exposés. Une discussion ouvre sur des éléments de généralisation : entre une demande sociale et l’activité réelle des acteurs de la formation, dans le cadre de l’école inclusive, des tensions sont mises en relief, tensions que les couches successives et non abrogées de compromis historiques dans les prescrits font apparaître. Enfin, quelques droits sont comparés entre les prescrits de différents cantons suisses.

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Texte intégral

1Notre article souhaite mettre en relief les liens entre les prescriptions d’inclusion en Suisse romande, la formation des enseignants et les dispositifs d’éducation inclusive, dans un contexte de changements législatifs.

Des prescriptions contradictoires

  • 1 Prescrit ou prescription, utilisé dans le texte de manière synonyme.
  • 2 Terminologie retenue et faisant consensus dans les prescrits au niveau suisse.
  • 3 Un concept cantonal est la redéfinition, par chaque canton, de la prise en charge des élèves à beso (...)

2En réponse à un prescrit1 sociopolitique plus ou moins prégnant à l’échelon national et international, l’école inclusive en Suisse romande met en perspective des postulats régulateurs contradictoires : d’un côté, des signalements d’élèves, des dépistages, des orientations, des sélections de plus en plus précoces se font jour (Maulini et Mugnier, 2012) ; de l’autre, une poussée prescriptive de l’école normative vers une école intégrative/inclusive est à l’œuvre (Doudin, 2011). La votation fédérale de 2004, en acceptant la Réforme de la péréquation financière et de la répartition des tâches entre la confédération helvétique et les cantons (RPT), a contraint ceux-ci à redéfinir leur offre en matière de prise en charge des élèves à besoins éducatifs particuliers2 au travers de concepts cantonaux3. Une phase d’incertitude et de création de nouvelles dispositions s’ouvre depuis. Chaque collectivité locale révise depuis, plus ou moins complètement, ses manières de combiner encadrement éducatif et scolaire des élèves et action médico-sociale.

3Le vœu prescrit que l’hétérogénéité devienne norme est encore majoritairement pieux dans les faits, malgré des initiatives locales plus marquées en ce sens. En effet, historiquement, l’école a non seulement instruit les élèves, leur conférant tour à tour égalité d’accès, des chances et des résultats, mais elle a aussi opéré une sélection entre ceux qui pouvaient fréquenter tel ou tel palier de formation et ceux qu’elle jugeait incapables de le faire. Dans ce dessein, le rapport à la norme et à la normalisation a évolué au fil du temps. Quand bien même le principe de l’altérité est solidement encadré par le droit suisse, en se combinant au droit international public, la vérité générale des prescriptions ne se traduit pas automatiquement en faits.

  • 4 Confédération Suisse (2002) : Loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes (...)

4L’espace romand est pourtant assujetti à pléthore de prescriptions en faveur de personnes que leur différence peut les empêcher de bénéficier des mêmes droits que le reste de la population, comme la loi fédérale pour les handicapés (LHand, 20024), la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (2006) et celle relative aux droits de l’enfant (1989), qui ont portée de droit constitutionnel (Conférence des directeurs de l’instruction publique : CDIP, 2016 ; Centre suisse de pédagogie spécialisée (Berne) : CSPS, 2016). De plus, les dispositions de la Constitution fédérale suisse (1999, art. 62, al. 3), relatives à la formation scolaire spéciale, sont contraignantes et s’articulent ainsi :

Les cantons pourvoient à une formation spéciale suffisante pour les enfants et les adolescents handicapés, au plus tard jusqu’à leur vingtième anniversaire.

5Ce principe s’ancre dans le préambule de la Constitution (1999/2016), qui érige la solidarité en valeur cardinale de la Confédération helvétique :

Au nom de Dieu Tout-Puissant ! Le peuple et les cantons suisses, […] déterminés à vivre ensemble leurs diversités, dans le respect de l’autre et l’équité, conscients des acquis communs et de leur devoir d’assumer leurs responsabilités envers les générations futures, sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres, arrêtent la Constitution que voici […].

6L’instruction publique relève, selon cette même Constitution, des vingt-six cantons (art. 62, al. 1). Aussi, en modifiant la répartition des tâches à l’intérieur de la Confédération, le peuple suisse a conféré aux cantons, dès le 1er janvier 2008, la responsabilité formelle, juridique et financière des élèves à besoins éducatifs particuliers et a, par ce fait, remis leurs droits à l’agenda (CDIP, 2015). Cette réforme, par les transferts opérés dans le domaine de la pédagogie spécialisée, contraint les cantons à repenser le mode de scolarisation des élèves à besoins éducatifs particuliers, jusque-là financé par l’assurance-invalidité (ibid.). La logique assurancielle, dominante jusqu’en 2008, est supplantée – dans le cas des mesures renforcées de pédagogie spécialisée (LPS, 2015) – par le transfert des bénéficiaires éligibles vers l’instruction publique.

7Ce transfert est accompagné par l’Accord intercantonal sur la collaboration dans le domaine de la pédagogie spécialisée du 25 octobre 2007, lequel est un prescrit marqueur d’intention de changement par son article 2b : « Les solutions intégratives seront préférées aux solutions séparatives ». Les cantons signataires de ce concordat, par exemple ceux qui sont concernés par notre recherche (Vaud, Fribourg, Valais, Berne francophone, Neuchâtel, Jura et Genève), doivent présenter une stratégie également nommée « concept » (CDIP, 2016), pour la structuration et l’attribution des offres de pédagogie spécialisée, ainsi que pour le financement de ces dernières. Dans ce sillage, les lois spécifiques d’enseignement obligatoire et de pédagogie spécialisée sont modifiées par les parlements cantonaux.

8Si ce changement de paradigme intervient dans les textes, il s’inscrit dans un contexte romand encore majoritairement tissé (sauf par exemple à Martigny en Valais) de « différenciation structurale » (Doudin, 2011). En effet, l’organisation héritée se définit par de la différenciation structurale, traduite par la « séparation » de la classe ordinaire pour nombre d’élèves. Cette différenciation est la « création au sein d’un même système scolaire d’un ou plusieurs types de classes regroupant des élèves ayant des besoins particuliers ; chaque type est censé répondre à un certain profil d’élève défini essentiellement par son degré d’“inaptitude” aux exigences d’une classe régulière » (ibid). À notre stade de l’histoire de l’instruction publique, cette logique qualifiée de séparative convient pourtant de moins en moins aux professionnels œuvrant dans les institutions spécialisées, qui, d’une part, ne se sentent pas séparateurs, et d’autre part interrogent le système dans son entier. Car a-t-on un jour « voulu » vraiment exclure (Ruchat, 2016) ?

9Issu de compromis historiques, le prescrit romand n’a pas abrogé certaines contradictions logées dans des couches successives sédimentées de principes de justice. Des paradoxes sont repérables et confirment les tensions que le prescrit laisse subsister. La Loi sur la pédagogie spécialisée du canton de Vaud (LPS, 2015) convoque, par exemple, les concepts de participation sociale, d’adaptation du contexte aux besoins de l’élève et, dans le même temps, prévoit d’attribuer des mesures d’aides en entrant par le diagnostic du trouble de l’élève singulier.

  • 5 Les prescrits de certains cantons (comme Vaud ou Fribourg par exemple) distinguent les mesures ordi (...)

10En Suisse, pour déterminer les mesures répondant aux besoins éducatifs particuliers, l’Accord cadre intercantonal précité (CDIP, 2007) a prévu une terminologie uniforme, des standards de qualité et une procédure d’évaluation standardisée (PES). Bâtie sur la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (OMS, 2001), cette procédure recouvre toutefois une interprétation variable en Suisse : la demande sociale réclame, au Tessin par exemple, et ce au nom du droit à la réussite, des mesures renforcées5 tous azimuts (Conférence intercantonale de l’instruction publique : CIIP, 2016), alors que dans d’autres cantons, comme par exemple celui de Vaud, ces mesures sont partagées entre des postes d’enseignants, des postes d’éducateurs, du soutien aux garderies, du soutien parental, des personnes ressources et des supervisions. Les équivalents temps pleins correspondant à ces répartitions ne seront peut-être jamais assez nombreux. Où convient-il de placer le curseur ?

11L’éducation en Suisse s’est décentralisée avec l’autonomisation de ses régions (cantons). Mais les changements législatifs, notamment ceux de 2008, ont amené à une harmonisation plus ou moins contraignante, notamment en matière d’inclusion. L’égalité des droits semble bien ancrée dans les traités. Mais dans les faits, ce sont plutôt des positions de réserve qui sont rémanentes, comme l’exemplifie la loi scolaire fribourgeoise (2014, art. 35) :

Les solutions intégratives sont préférées aux solutions séparatives, cela dans le respect du bien-être et des possibilités de développement de l’élève concerné-e et en tenant compte de l’environnement et de l’organisation scolaires.

12La notion de « préférence » laisse la porte ouverte aux interprétations et transforme les droits en options soumises à conditions. Ces conditions sont portées à l’appréciation des autorités et des enseignants de l’école ordinaire. De fait, elles sont encore souvent tributaires de la bonne volonté ou des représentations des personnes. L’extension des concepts d’intégration et d’inclusion au sein des différents prescrits, malgré de trompeuses similitudes, désigne donc souvent une même réalité : un élève à besoins éducatifs particuliers devant s’adapter au système selon des critères de promotion normativement référencés. Ainsi, la structure interne des textes imprime l’inclusion dans une école sélective. L’analyse de cette tension constitue, à la croisée des cadres convoqués ici, de la sociologie des organisations (Crozier et Friedberg, 1981), des ergodisciplines (Schwartz, 2000 ; Durrive, 2015) et de la psychologie du travail (Clot, 1999), une condition de la connaissance du travail réel des acteurs confrontés à ces contradictions. Partons à la rencontre des acteurs formateurs dans leur propre rapport au prescrit d’inclusion.

Les formateurs face aux orientations officielles

13L’acteur a un rapport stratégique aux prescriptions institutionnelles (Crozier et Friedberg, 1981) et les termes qui constituent celles-ci orientent ses actions. Référentiels par excellence de leur côté, les prescriptions et leurs contenus sémantiques ont une importance forte. La terminologie biomédicale dominante se sédimente dans le prescrit à l’inclusion suisse ou international. Ramel (2015) dresse ce constat :

Les terminologies utilisées reflétant les conceptions, il importe de se pencher sur l’éventail d’appellations auquel les textes légaux ou réglementaires suisses font appel. En effet, ces documents font aussi bien référence à des personnes, enfants, adolescents ou élèves handicapés (Constitution fédérale, 1999 ; LHand, 2002), leur déficience (Constitution fédérale, 1999 ; LHand, 2002), leur handicap (Accord intercantonal, 2007 ; LES, 1977 ; CDIP, 2007 ; DFJC, 2010), […]. Cette variation dans les termes employés montre la tension toujours existante entre une conception essentialiste du handicap et une perception situationnelle de celui-ci.

14Si toute société instaure des normes, la montée d’exigences prescrites et de logiques opposées place les acteurs dans des impatiences contradictoires en tension (Monney, 2017). Car s’il était juste hier de recourir à la différenciation structurale pour répondre aux besoins éducatifs spécifiques des élèves, les mesures inclusives doivent être préférées aujourd’hui et tout de suite. Cet état des textes paradoxal, prescrivant de davantage inclure dans un système qui contraint à davantage sélectionner, oblige à vérifier l’état des choses auprès des acteurs eux-mêmes, des formateurs d’enseignants dans notre contexte en particulier.

15Notre texte choisit ainsi de s’intéresser à un enjeu bien précis au cœur de la formation des enseignants, celui de l’action des formateurs dans leur rapport au prescrit d’inclusion.

16La méthodologie suivie s’appuie sur les données analysées dans le cadre de notre thèse de doctorat : quatorze formateurs, confrontés à une situation d’inclusion dans leur pratique, ont fourni, sur quatre années, des données sous formes plurielles. Un processus itératif en trois temps, sur le principe de la théorisation ancrée de Glaser et Strauss (2012) a été méthodiquement poursuivi : identification des données pertinentes, découpage en unités, catégorisation progressive sur la base de répétitions et des variations, saturation de l’information par approfondissement du questionnement.

17L’enjeu de la prescription secondaire (celle retraduite par les formateurs) est interrogé ici selon une double perspective : celle du rapport qu’entretiennent les formateurs d’enseignants avec les prescriptions descendantes et celle du rôle personnel et collectif qu’ils endossent (ou pas). Le rôle s’entend ici comme l’ensemble des conduites socialement attendues de personnes partageant un statut donné (Mendras, 1975). En contexte de démocratie avancée et de conflit des modes légitimes de socialisation, le rôle structure les rapports sociaux, mais il est de plus en plus problématisé, discuté, négocié, moins en amont qu’au sein même des interactions. Il convient donc d’aborder le rôle des formateurs dans la prescription du travail des enseignants, en assumant d’emblée la complexité et l’ambiguïté de la situation. Les acteurs peuvent s’écarter du rôle qu’ils doivent jouer et la zone d’incertitude peut faire place à une zone de négociation supplémentaire, profitant des failles dans le système de règles ou cherchant à provoquer celles-ci (Crozier et Friedberg, 1981). En regard de multiréférentialités (leur identité professionnelle, leur rapport à la pratique enseignante, leur conception de l’alternance et/ou de leur fonction de modèle), les formateurs peuvent se définir comme des prescripteurs officieux. Ils travaillent en outre dans un contexte, une institution et un cadre juridique qui leur donnent ou non mandat d’orienter (voire de régir et de sanctionner) les pratiques des enseignants, en référence à l’état des savoirs savants, aux normes professionnelles et/ou aux directives de l’autorité politique et de l’administration.

18L’origine des prescriptions est par ailleurs plurielle : certaines viennent de l’autorité politique ou de l’opinion publique : ce sont les prescriptions primaires (Maulini et Mugnier, 2012) ; d’autres prescriptions proviennent des savoirs et de la déontologie de la profession, d’autres encore de sous-groupes d’enseignants ou de formateurs partageant tel ou tel idéal, y compris dans leur rapport aux savoirs issus de la recherche en éducation. Dans cet ensemble, certaines normes sont explicites, d’autres non. Les textes peuvent de fait redoubler les habitudes, les contrarier ou les renforcer en les ignorant.

19En sus, dans chacun des cantons, du droit pour tous à l’école et à sa gratuité, nous allons voir de plus près quelques droits inscrits dans les structures internes de textes légaux (lois cantonales) comparés en Suisse romande :

Tableau n° 1. Comparaison de quelques droits (non exhaustifs) dans les prescrits en Suisse romande

  • 6 Loi sur l’enseignement obligatoire (Canton de Vaud).
  • 7 Loi sur la pédagogie spécialisée (Canton de Vaud).
  • 8 LSF : Loi scolaire fribourgeoise.
  • 9 LEP : Loi sur l’enseignement public (Valais).
  • 10 Loi sur l’Instruction publique (Canton de Genève).
  • 11 Loi sur l’intégration des enfants et jeunes à besoins éducatifs particuliers ou handicapés (Canton (...)
  • 12 REFOSCOS : Règlement transitoire d’exécution de la loi fédérale concernant l’adoption et la modific (...)
  • 13 Loi sur l’organisation scolaire (Canton de Neuchâtel).

Vaud (extraits)

LEO (chap. IX, art. 98)6

– Droit à la différenciation.

LPS (chap. II, art. 33)7

– Droit à des prestations directes et indirectes sous la forme de mesure ordinaire ou renforcée de pédagogie spécialisée.

– Droit à la parole.

– Droit à la participation sociale et à l’environnement le moins restrictif possible.

Fribourg

LSF (art. 33, 35)8

– Droit à un enseignement qui corresponde à son âge et à ses capacités.

– Droit au respect.

– Droit de donner son avis dans les décisions importantes.

– Droit à des aides et à des mesures intégratives.

Valais

LEP9 (art. 42, 58, 60)

– Droit à des mesures spécifiques répondantes aux besoins particuliers.

– Droit à une analyse individualisée.

– Droit à un enseignement correspondant à ses aptitudes.

Genève

LIP (chapitres IV et V)10

– Droit à l’égalité et aux soutiens spécialisés.

– Droit à des soutiens sous condition d’éligibilité.

– Droit à l’autonomie.

– Droit à une référence normative (milieu ordinaire).

LIJBEP11

– Droit à des mesures favorisant l’intégration.

– Droit à des prestations de pédagogie spécialisée (sous condition d’éligibilité).

– Droit à une recherche d’intégration partielle ou totale.

Neuchâtel

REFOSCOS (art. 5)12

– Droit à une réflexion continue et à des mesures intégratives.

LOS (art. 8, 10)13

– Droit à un développement holistique.

– Droit à des mesures et des appuis concertés.

– etc.

20Si les droits à l’intégration ou à la différenciation sont bien à l’agenda, les pratiques et la sémantique entremêlent des principes contradictoires, ce qui peut laisser place à des interprétations en défaveur de ces mêmes droits : le Cadre général de l’évaluation, par exemple (Vaud, 2017), est une prescription qui enjoint notes, classements et certifications dans le sillage de deux lois, ordinaire et spécialisée, lesquelles mettent en avant différenciation, intégration et participation sociale de tous.

21Ceci fait écho, de manière plus élargie, à ce que l’approche clinique de l’activité met en relief : un renouvellement de la traditionnelle opposition entre travail prescrit et travail réel en situation. En effet, entre les deux pôles intervient le travail de réorganisation de la tâche par les collectifs professionnels, nommé « genre social du métier » (Clot et Faïta, 2000). Ce renouvellement est rendu nécessaire pour les professionnels qui ont à concilier ces prescriptions contradictoires. L’activité réalisée dans le travail n’épuisant pas le réel de l’activité (Clot, 1999), il existe de fait des formes prescriptives que les travailleurs s’imposent pour pouvoir agir, et qui sont à la fois des contraintes et des ressources pour l’action.

22Dans une telle perspective, le rôle du formateur peut consister à faciliter l’ajustement des capacités individuelles des formés aux exigences contextuelles dans lesquelles s’inscrit le projet d’une institution, ou encore à accompagner les changements collectifs exigés par les nouvelles données économiques, techniques ou sociales. Mais il peut aussi opposer la « loi du genre » à ces consignes extérieures. Dans notre contexte, les prescriptions à l’inclusion notifiées dans et par les instituts de formation sont donc plus ou moins portées et légitimées par les formateurs. Chaque acteur interpose en plus, entre lui et le genre collectif qu’il mobilise, ses propres retouches du genre professionnel, définissant de ce fait son style (Clot et Faïta, 2000). L’identité d’un formateur peut s’entendre ainsi comme un processus de renormalisation des prescriptions (Schwartz, 2000) qui conduit à une activité reconnue par lui et par son milieu.

23Le prescrit trouve ainsi, a priori, sa justification au niveau de son destinataire et il nous intéresse de savoir comment les formateurs agissent et se comportent face à ce dernier. Nous choisissons dans ce cadre de mettre en relief l’un des éléments du rapport au prescrit d’inclusion, celui de leur action.

Les formateurs : trois profils d’action

24Le rapport au prescrit des formateurs de notre recherche met en relief trois profils d’action répétés. À partir de ce tiercé, les actions rapportées par les formateurs incarnent des rapports distincts au prescrit :

  • le prescrit d’inclusion comme un implicite de départ ;

  • le prescrit d’inclusion comme un explicite à présenter ;

  • le prescrit d’inclusion comme une problématique à discuter.

25À la croisée des régularités et des variations, s’agissant des actions, les formateurs incarnent trois comportements : soit ils partent d’un prescrit d’inclusion implicite, sans le nommer, soit ils présentent à leurs formés un prescrit explicite, soit ils problématisent le prescrit d’inclusion en mettant par exemple en discussion d’éventuelles contradictions.

26Les formateurs de notre échantillon sont majoritairement issus du champ des sciences de l’éducation dans lequel ils ont exercé une fonction d’enseignants. Ils développent à cette suite des gestes professionnels, comme l’appropriation du prescrit, la présentation des prescrits aux formés, la mise en doute de certains de ses éléments, l’opérationnalisation des prescriptions en actes concrets (adaptations pédagogiques, par exemple) ou la pose d’un regard critique sur des contradictions ou des recommandations chiffrées difficiles à suivre par exemple.

27Ces gestes font écho à des schèmes pluriels de préconisation pratique, les formateurs ayant comme souci récurrent de rendre opérationnalisables les prescriptions et de réguler les impatiences en tension entre la demande sociale et l’activité réelle auprès des élèves à besoins éducatifs particuliers (Monney, 2017) :

  • le formateur choisit le prescrit (pour le faire connaître, le mettre en valeur) ;

  • le formateur traduit le prescrit (pour accompagner sa compréhension, son application) ;

  • le formateur rend le prescrit (in)discutable (pour montrer ou non les tensions, les contradictions) ;

  • le formateur induit certaines normes (pour transformer des représentations de départ) ;

  • le formateur met en lumière les points de ralliements entre les prescrits (pour faciliter les transferts) ;

  • le formateur met en garde contre les pièges du prescrit (pour protéger les formés) ;

  • le formateur invite à un esprit critique (pour induire une réflexion face à la vérité générale) ;

  • le formateur renormalise le prescrit (pour lui donner sens, en permettre un ajustement avec le réel).

28Des rôles prépensés par les prescriptions à leur interprétation en situation, il y a souvent un écart, voire un malentendu : ces rôles prépensés ne peuvent pas tout anticiper (Durrive, 2015). S’ils font face à la prescription de manière responsable, les formateurs s’approprient un prescrit primaire qu’ils choisissent parmi un éventail pléthorique et qu’ils ont le souci de rendre opérationnel sur le terrain. Ils ne servent donc pas le texte de manière servile ou docile, même s’ils en respectent les normes :

« Je dis croire au prescrit tout en sachant, sans le dire, les limites à mettre en œuvre tout ceci. » [Ambre]

« Je présente le changement de paradigme dans le prescrit : de la pédagogie compensatoire à différenciée (loi cantonale), pour les amener à rendre les pratiques plus ou moins conformes aux prescriptions institutionnelles. » [Côme]

« Je porte un regard critique par rapport à certaines recommandations qui nécessitent des nuances d’interprétation, vis-à-vis des procédures à questionner, si elles nécessitent certaines transformations. » [Garance]

  • 14 Sur injonction de la CDIP, certains cantons, comme Vaud, accueillent dans leurs formations d’enseig (...)

29Au final, ce qui nous intéresse est moins la contradiction elle-même que son statut : et si elle était normale, pour tout faire tenir (la réélection du ministre, la situation réelle et complexe du professionnel de terrain, le rôle du formateur face à un auditoire hétérogène14) ?

30Nous entrevoyons ici une fonction rhétorique du prescrit. Le prescrit moderne est contradictoire, peut-être plus que l’ancien. Parce qu’il est plus étourdi ? Sûrement pas : parce qu’il est probablement davantage sous pression. Il ménage par ce fait des intérêts contraires, il compose, il biaise, il louvoie ; bref, il s’en sort comme il peut. Il faut bien que le ministre rassemble des voix de tous bords. Pourquoi lui reprocher le jeu démocratique ? S’il est dissimulateur dans ses prescriptions, ce n’est pas sa faute, mais éventuellement celle de la démocratie.

Quelques éléments de généralisation

31Notre recherche fait d’abord apparaître que le droit est réaffirmé avec force dans les textes mais que des positions plus nuancées sont ensuite autorisées pour sa mise en œuvre. Le prescrit d’inclusion devient une problématique à discuter par les prescripteurs secondaires, chargés de l’effectivité.

32La prescription institutionnelle n’est par ailleurs jamais complètement opérante. De surcroît, comme ses multiples sources, elle est impersonnelle (Clot, 1999) et extérieure à la situation de travail considérée. La réponse que les acteurs apportent à ce qui leur est prescrit correspond donc au dialogue entre les concepteurs du prescrit et les utilisateurs (Clot, 1999).

33Si le prescrit est connu des formateurs et majoritairement endossé comme cadre de son action, il n’est est pas moins interrogé, discuté, voire remis en question. Tel est l’enjeu de la professionnalisation du métier d’enseignant : aller vers une liberté non pas individuelle, clandestine et limitée au style, mais collective, librement assumée et portant sur des stratégies majeures de formation. Inventer, dans un collectif, une manière de délibérer de la manière opérante, est probablement la voie possible. Certains, comme les ergologues, appellent cela la renormalisation. Le concept cantonal vaudois prévoit en matière de pédagogie spécialisée, baptisé « concept à 360° » (Vaud, 2018), et en lien avec son report à 2019, deux associations : d’une part, l’association des professionnels à l’élaboration du concept ; d’autre part, l’association du règlement d’application de la loi sur la Pédagogie spécialisée (2015) au concept cantonal de pédagogie spécialisée. Si ces périodes transitoires, depuis la Réforme de la péréquation financière et du transfert des charges entre la confédération et les cantons (RPT) en 2008, peuvent laisser dans le flou les acteurs, elles peuvent aussi faire advenir des leviers de renormalisations collectives. Gageons que ces reports, pour permettre la participation des acteurs de l’école, donnent réellement à ces mêmes acteurs la possibilité de revisiter les contradictions et de prioriser celles avec lesquelles ils décident ensemble de travailler et de coconstruire l’école de demain ! Car l’abondance du prescrit est une chose, son instabilité, sa versatilité et l’incertitude qui peuvent accompagner les rapports de force politiques sont probablement au final plus déstabilisants.

34L’impact de cette recherche sur la mise en œuvre d’une école inclusive porte ainsi moins sur la prescription de droits (qui est pléthorique) que sur sa nécessaire renormalisation collective. En effet, le prescrit structure les rapports en formation et donne un cadre aux dispositifs d’éducation inclusive. Mais, ce faisant, il laisse rémanentes des couches successives de principes de justice contradictoires qu’il se contente de faire valoir à ce stade par une fonction rhétorique. Il convient d’envisager finalement, dans les formations à l’inclusion, un rapport lucide au prescrit. Ce dernier, comme objet de savoir, devient alors inéluctable et à accompagner sans réticence.

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Bibliographie

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MENDRAS H. (1975) : Éléments de sociologie, Paris : Armand Colin.

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RUCHAT M. (2016) : « Histoire de l’éducation spéciale », communication personnelle, 8 mars 2016. Genève : Université.

SCHWARTZ Y. (2000) : Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Toulouse : Octarès Éditions.

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Notes

1 Prescrit ou prescription, utilisé dans le texte de manière synonyme.

2 Terminologie retenue et faisant consensus dans les prescrits au niveau suisse.

3 Un concept cantonal est la redéfinition, par chaque canton, de la prise en charge des élèves à besoins éducatifs particuliers du point de vue légal, financier, structurel, etc., et doit s’inscrire dans le Concordat (CDIP, 2007), pour autant que le canton y ait souscrit (ce qui est le cas pour les cantons romands cités dans l’article).

4 Confédération Suisse (2002) : Loi fédérale sur l’élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (Loi fédérale sur l’égalité pour les handicapés, Lhand) du 13 décembre 2002.

5 Les prescrits de certains cantons (comme Vaud ou Fribourg par exemple) distinguent les mesures ordinaires et les mesures renforcées de pédagogie spécialisée. Ces dernières, données à l’issue d’une procédure standardisée, sont la plus lourde mesure et répondent à des critères précis d’octroi et de statut (CDIP, 2007).

6 Loi sur l’enseignement obligatoire (Canton de Vaud).

7 Loi sur la pédagogie spécialisée (Canton de Vaud).

8 LSF : Loi scolaire fribourgeoise.

9 LEP : Loi sur l’enseignement public (Valais).

10 Loi sur l’Instruction publique (Canton de Genève).

11 Loi sur l’intégration des enfants et jeunes à besoins éducatifs particuliers ou handicapés (Canton de Genève).

12 REFOSCOS : Règlement transitoire d’exécution de la loi fédérale concernant l’adoption et la modification d’actes dans le cadre de la réforme de la péréquation financière et de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons (RPT) en matière de formation scolaire spéciale (Neuchâtel, 16 décembre 2007).

13 Loi sur l’organisation scolaire (Canton de Neuchâtel).

14 Sur injonction de la CDIP, certains cantons, comme Vaud, accueillent dans leurs formations d’enseignants spécialisés des personnes éligibles dites de « domaines voisins » comme des psychologues, etc.

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Pour citer cet article

Référence papier

Corinne Monney, « Formation des enseignants pour l’inclusion et orientations contradictoires en Suisse »Revue internationale d’éducation de Sèvres, 78 | 2018, 125-136.

Référence électronique

Corinne Monney, « Formation des enseignants pour l’inclusion et orientations contradictoires en Suisse »Revue internationale d’éducation de Sèvres [En ligne], 78 | septembre 2018, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ries/6594 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ries.6594

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Auteur

Corinne Monney

Corinne Monney a soutenu en 2018 une thèse de doctorat à l’Université de Genève sur le rôle des formateurs dans la prescription du travail des enseignants, en lien avec le cas de l’école inclusive en Suisse romande. Professeure formatrice à la Haute école pédagogique de Vaud, dans le domaine de la pédagogie, elle a été enseignante spécialisée, maîtresse de stage pour les étudiants de l’Institut de pédagogie curative de Fribourg et inspectrice de l’enseignement spécialisé pour la partie francophone du canton de Fribourg. Ses différentes fonctions l’ont amenée à s’intéresser au prescrits dans les champs des sciences de l’éducation, de la sociologie du travail, de la sociologie des organisations et de la clinique de l’activité. Courriel : corinne.monney@hepl.ch

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